Esclavage et liberté, existence de l'homme et des sociétés T.1 (1)

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ESCLAVAGE ET

LIBERTÉ


Imprimerie deFLUXLOCQUIN,rueN.-D.-des-VictoireÂť,16.


ESCLAVAGE ET LIBERTE. EXISTENCE DE L'HOMME ET DES SOCIÉTÉS EN HARMONIE AVEC LES

LOIS

E T A T

UNIVERSELLES.

D E

N A T U R E

LIBERTÉ

INÉGALITÉ

Opposition, Combat.

Destruction ou Esclavage. La S O C I É T É se forme par

LE

DESPOTISME

L'ESCLAVAGE

Intelligence, Ordre.

Travail, Bien-Être.

Les sociétés tombent enDÉCADENCE51CE par l'abus du despotisme et par LA

SOUVERAINETÉ

LA

LIBERTÉ

L'ÉGALITÉ

DU P E U P L E

Ignorance, Désordre.

Opposition, Combat. La P E R F E C T I O N

L'ARISTOCRATIE

Opposition aux Lois universelles. est dans

L E PATRONAGE

ESCLAVAGEETLIBERTÉ,Grandeur des Peuples.

Par Alph.

L A FAMILLE

Protection, Bien-Être.

RIDE.

TOME PREMIER.

PARIS H.-L. D E L L O Y E , LIBRAIRIE

ÉDITEUR.

Garnier

Frère

Palais-Rovai , galerie d'Orléans.

1843

Union d'Intérêts, Développement.



EXPLICATION DU TITRE DE CET OUVRAGE.

J E démontrerai, dans le cours de mon travail, que l'homme ne peut jouir de la liberté que dans l'état de nature et en dehors de tout ordre social ; que par le fait même de son existence, c'est à dire de la vie, l'homme se trouve immédiatement en opposition avec l'homme ; que le combat est une conséquence de cette


6 opposition, et que le résultat forcé de l'inégalité, base de la création, est la destruction d'un des deux combattants , ou son esclavage, c'est à dire sa conservalion ; ce que je considère comme le premier pas de la barbarie entrant dans la civilisation, ou la société. Si le résultat du combat a été la destruction , dans ce cas la barbarie et l'état de nature continuent ; si au contraire le résultat du combat a été la conservation, c'est à dire l'esclavage, i l a produit le despotisme, et avec lui on trouve l'intelligence et l'ordre, ou organisation sociale, qui par l'esclavage engendrent le travail et le bien être. Je considère le despotisme comme un état violent, d'ordre naturel, et nécessaire pour amener l'état social à la perfection ; i l ne doit durer qu'autant que les circonstances l'exigent, autrement les intelligences supérieures, comprimées trop

longtemps,

s'irriteraient de ne pas être appelées au partage du pouvoir, et s'emparant de l'esprit des masses par tous les moyens à leur disposition, les précipiteraient contre le despote et le renverseraient en répandant le d é s o r d r e , ce qui infailliblement après quelque


7 temps de confusion dans les idées, ramènerait un nouveau despote, la perfection sociale ne pouvant sortir immédiatement de la confusion. L e despote intelligent doit donc, dans son intér ê t , dans l'intérêt de sa dynastie, dans celui de la société, lorsqu'il a fortement établi l'ordre et l'organisation, se démettre de la plus grande partie de son autorité en faveur de l'aristocratie, et remplacer l'esclavage et la servitude par le patronage et la famille. Les catégories sont une conséquence forcée du patronage, et le travail une conséquence de la l'amille. S i le travail n'est pas naturel à l'homme il doit être forcé, et cela dans l'intérêt de la société ; attendu que le travail mène à la civilisation, et que l'oisiveté des masses entraîne rapidement les sociétés vers la barbarie. Faute d'agir ainsi, la société tombe en décadence ; l'histoire est là pour démontrer cette vérité. L a proclamation des principes de souveraineté du peuple, de liberté et d'égalité, est le point le plus saillant où commence la décadence des nations ;


8 car la souveraineté

du peuple étant le gouver-

nement de la multitude, ce gouvernement ne peut représenter que l'esprit de la multitude qui est essentiellement variable , en raison de son ignorance sur les grandes questions sociales. Par exemple, sur celles qui touchent à la grandeur d'une nation, existe-t-il en France plus d'ignorants que d'hommes instruits ? Qui oserait dire que le nombre des ignorants ne l'emporte pas des milliers de fois sur celui des hommes instruits? D'après cela, n'est-il pas bien clair que le gouvernement de la majorité ne pourra représenter que l'incertitude de la multitude sur cette question (1)? Ce qui n'ôtera rien d'ailleurs au mérite des hommes qui sont à la tête des affaires, sur les questions étrangères à celles qui concernent la grandeur des nations; car c'est précisément par ce mérite qu'ils ont ébloui les masses, qui se sont imaginé que des hommes célèbres comme poètes, astronomes, avocats, banquiers, etc., devaient par, cette raison être d'excellents députés ou ministres. (1) Pour de plus grands d é v e l o p p e m e n t s , lire le chapitre II du livre I.


9 Cette erreur a fait plus de mal à la France que h perte de vingt batailles. E n vérité , on ne comprend pas que l'esprit humain, qui conçoit parfaitement qu'il est nécessaire d'étudier une profession avant de l'exercer, qui sait que le moindre état exige souveni un long noviciat, qu'un bon astronome peut être un mauvais poète, qu'un bon poète peut être un fon mauvais médecin, etc., soit persuadé que des individus, parce qu'ils possèdent une grande instructior dans une partie, peuvent être de profonds politiques, de grands législateurs ; tandis que ces sciences exigent non seulement une aptitude spéciale, mais encore dt longues études auxquelles ne peut se livrer celui qu est obligé d'employer la plus grande partie de sor temps à d'autres soins, à d'autres travaux. Nous subissons cruellement en ce moment le r é sultat de cette fausse idée. L a France n'a-t-elle pas une grande raison d'être irritée contre M . de Broglie dont la médiocrité, comme homme d ' é t a t . s'est laissé

influencer sentimentalement

par

des

phrases philanthropiques, au point d'accepter le traité du droit de visite, dont son impéritie l'empêchait de


10 comprendre les conséquences, et par cela a placé la France dans la position de subir une humiliation ou de faire la guerre. Croit-on que si nous avions une aristocratie intelligente comme celle de l'Angleterre, nous aurions accepté un pareil traité ? Malheureusement, en France, nous n'avons pas d'aristocratie : je ne puis, en effet, décorer du titre d'aristocrate les hommes qui siègent au Luxembourg, cet ancien palais du directoire n'étant, à quelques exceptions p r è s , qu'un hôtel des Invalides pour les intelligences et les célébrités éclopées. L a preuve la plus convaincante que par la déclaration du principe de souveraineté populaire l'ignorance l'emporte sur l'instruction, c'est que les majorités ont proclamé en même temps l'égalité, qui est l'opposition la plus complète et la plus ridicule à l ' e x i stence des lois universelles ; et de plus la liberté qui doit, infailliblement, amener l'opposition et le c o m bat dans lequel, par ordre naturel et en harmonie avec les lois universelles, l'intelligence doit remporter la victoire; par conséquent détruire la souveraineté du peuple, et pour rétablir l'ordre rentrer


11 dans le despotisme ; cercle fatal dans lequel tournent toutes les sociétés jusqu'à ce qu'elles rencontrent un despote assez intelligent pour les faire arriver à la perfection , par l'aristocratie, le patronage et la famille.



L I V R E PREMIER.

CHAPITRE

PREMIER.

Avec l'inégalité pour base de la création, —le mouvement et le développement comme conséquence de la vie,— l'opposition comme conséquence du mouvement et du développement, — les contrastes comme hases et conséquences de l'organisation générale, — cent fois est plus raisonnable celui qui cherche la quadrature du cercle, que celui qui veut faire de l'égalité et de la liberté avec de pareils éléments.

L'état de société ne peut jamais être qu'une conséquence de la loi naturelle, et par ses inégalités la société est en harmonie avec les lois universelles (1). L a nature, mystère incompréhensible, variée à l'infini dans toute la création, a pour base l ' i n é galité ; elle n'offre que contrastes dans l'exécution, (1) Voir le livre sur le Droit naturel.


14 et opposition par le mouvement qu'elle imprime à tout ce qui sort de ses mains. Selon sa volonté , Dieu a distribué

entre les

hommes, d'une manière inégale, la force physique et l'intelligence; i l les a fait naître dans le pays et dans la position sociale qui lui convient ; c'est là le don de Dieu ; l'homme est libre de le conserver ou de le rejeter; mais, dans l'un comme dans l'autre cas, i l n'a pas le droit de demander compte à Dieu du présent qu'il en a reçu. Des chaumières et des palais, des montagnes stériles et des vallées grasses et fertiles ; les premiers cris de l'homme qui entre dans la vie se faisant entendre dans le palais comme dans la chaum i è r e ; et les arbres qui végètent du fond de la vallée jusqu'au sommet de la montagne, ne sont-ils pas en harmonie parfaite avec les lois universelles. De même que l'on rencontre dans les sociétés de fortes intelligences qui n'ont pu se développer en raison de l'infériorité de leur position sociale, et des intelligences faibles qui, par le développement, en ont dépassé d'autres qui leur étaient supérieures


15 naturellement ; de même on voit sur une montagne stérile un chêne rabougri dont le faîte par sa n a ture devait se cacher dans les nuages et

affronter

la foudre ; et, à quelque distance dans la plaine, un arbrisseau dont la sève, développée dans un terrain favorable, a surpassé dans ses proportions le chêne de la montagne. E t Dieu est-il injuste pour avoir placé le chêne sur la montagne et l'arbrisseau dans la vallée? et Dieu est-il injuste pour avoir fait naître un homme dans une chaumière et non dans un palais? Fallait-il qu'il n'y eût ni vallées ni montagnes, ni chaumières ni palais ? fallait-il qu'il n'y eût nulle ombre sur la montagne, nulle intelligence dans la chaumière ? fallait-il qu'il donnât à toutes les intelligences les mêmes facilités

de

développement,

qu'il ne créât que des terres grasses et fertiles ? Mais alors l'arbrisseau ne pourrait-il pas se plaindre de ne pas être de même nature que le chêne, avec autant de raison que le chêne de la montagne se plaindrait de ne pas avoir été placé dans la vallée ? et l'homme né faible de corps et d'intelli-


16 gence, ne pourrait-il pas se plaindre de ne pas être né fort, avec autant de justice que l'homme né dans une chaumière se plaindrait de ne pas être né dans un palais ? Dans la position où Dieu a placé tous les ê t r e s , n ' a - t - i l pas conservé le droit naturel de tous, c'est à dire l'état d'inégalité selon l'être ; et sur la montagne, le chêne ne domine-t-il pas l'arbrisseau son voisin comme le chêne dans la vallée domine tout ce qui l'entoure, et l'homme intelligent dans le v i l lage ne domine-t-il pas dans le village, comme l'homme d'état intelligent domine dans le conseil des rois. Mais si le chêne de la montagne veut descendre dans la plaine, et là, si la terre lui manque, si des arbres devenus plus vigoureux par le développement lui disputent l'air et l'étouffent ; et si l'homme intelligent du village veut aller siéger dans le conseil des rois, et qu'il y trouve toutes les places occupées; qu'ils ne se plaignent ni l'un ni l'autre des m é c o m p tes qu'ils éprouvent, puisqu'ils ont quitté la place qui leur avait été donnée ; Dieu avait placé l'un pour


17 donner de l'ombre sur la montagne, l'autre devait éclairer et diriger le village. L'homme n'a donc pas plus le droit de se plaindre des inégalités de la société, que le chêne n'aurait le droit de se plaindre des inégalités du globe. Mais Dieu n'a point dit au chêne de la montagne, tu ne fertiliseras pas la terre sur laquelle tu végètes ; il n'a point dit à l'homme du village, tu n'amélioreras pas ton sort, tu n'embelliras pas ta chaumière ; et le chêne par la chute de ses feuilles engraisse le sol sur lequel i l est placé ; et l'homme de même par son travail et son intelligence peut

améliorer

son sort, peut embellir sa chaumière. Est-il possible de trouver dans les forêts deux arbres de même

espèce parfaitement

semblables

dans leur forme, dans leur développement? peut-on trouver deux hommes qui se ressemblent exactement, et qui soient égaux en force physique et en intelligence? à la première vue on

peut

trouver

quelque ressemblance, mais en examinant de plus près on aperçoit les différences. E t si de ces i n é 1.

2


18 galités naturelles i l résulté une autorité, n'est-ce pas une autorité positivement naturelle ? Dieu en donnant la vie à tous les êtres n'a-t-il pas créé le mouvement et le développement? l ' o p position n'est-elle pas la conséquence directe et inévitable du mouvement et du développement? N u l ne peut se mouvoir dans un sens, qu'il ne rencontre un autre qui se meut en sens contraire. Dans l'air et sur la terre, dans la terre et dans les eaux, n'y a-t-il pas une lutte constante entre tous les animaux; en se développant, au moyen de leurs branches et de leurs feuilles , les arbres et les plantes ne se disputent-ils pas l'air et les rayons du soleil? leurs racines ne se disputent-elles pas les sucs de la terre, ne s'étouffent-elles

pas constamment? Ce

combat perpétuel de tout et partout, est une conséquence forcée de l'opposition créée par Dieu, quand il a donné la v i e , le mouvement et le développement. L a nuit succède au jour, la pluie à la sécheresse, le froid à la chaleur ; la mort est constamment assise en face de la vie ; les maladies sont toujours


19 prêtes à remplacer la santé ; les jouissances et les plaisirs sont suivis immédiatement par des souffrances et des chagrins ; enfin le bien être et le mal être,

au physique et au m o r a l , dominent alter-

nativement sur tout ce qui existe. Ce sont les c o n trastes établis par Dieu comme bases et conséquences des lois d'organisation. E t c'est en présence de ces oppositions que des hommes , qui prennent le titre de philosophes, viennent déclamer en faveur de la liberté; c'est en présence de toutes ces inégalités et de ces contrastes, qu'ils prêchent l'égalité , et qu'ils demandent formité de position et de développement

l'uni-

d'intelli-

gence. Pauvre humanité ! tu te vantes de ton intelligence et de ta civilisation , de ta science et du progrès de tes lumières, et tu ne peux lire seulement deux pages des ouvrages de ces philosophes, avec assez d'attention

pour apercevoir leur sottise et leurs

contradictions : n'es-tu pas bien folle vraiment d'essayer

de renverser l'ouvrage de Dieu ? la nature


20 tout entière est là pour t'éclairer, tu la vois, tu la touches, et tu ne veux pas la comprendre. Reconnaîtras-tu donc enfin que cette distribution inégale de force , d'intelligence et de position, est le complément de l'harmonie universelle, et que l'inégalité et la diversité dans l'unité forment la perfection.


C H A P I T R E II.

Le développement de l'extrême indigence au sein des populations les plus nombreuses et des états les plus avancés dans les voies de l'industrie et de la civilisation moderne, et l'inquétude qui tourmente les classes ouvrières, sont des faits qu'il n'est plus possible de contester; et s'ils sont la plaie la plus dangereuse de la grande famille européenne , ils sont également les phénomènes les plus remarquables de l'époque actuelle, car leur apparition remonte à l'ère des progrès que la philosophie, la politique cl l'économie publique se vantent d'avoir obtenus au profil de la civilisation. Depuis un quart de siècle seulement, on avait commencé à soupçonner leur existence ; aujourd'hui le paupérisme montre à nu ses colossales et hideuses proportions. (Villeneuve B A R G E M O N T , Introd. Èc. polit.)

Ébranlée jusque dans ses fondements par suite de la misère qui écrase les ouvriers, la société est sur le bord d'un abyme prête à y tomber. Des hommes qui ne demandaient qu'à gagner un peu de pain en travaillant, menacent de renverser un ordre social qui ne peut les mettre à m ê m e de tirer de leurs forces


22 des moyens suffisants de subsistance. Ce malaise, qui augmente de jour en jour, doit infailliblement, avant peu, produire une grande catastrophe ; car il met cette population à la disposition du premier apôtre venu qui lui prêchera un meilleur avenir. L e fait reconnu, i l faut en rechercher les causes ; avoir assez de courage pour les dénoncer, et p r o poser un remède simple, matériel, et en accord avec l'organisation humaine. Dans les deux volumes que je publie aujourd'hui, je ne m'occuperai que du fait et des causes; dans un autre travail, déjà terminé, j'indiquerai le remède, et je développerai les moyens d'exécution. Je ne puis livrer au public ces deux ouvrages en même temps, parce que l'opposition que j'éprouverai pour renverser de fausses idées profondément enracinées dans l'esprit des masses, me forcera d'abord de donner tout mon temps à la défense des deux premiers volumes. De longs voyages m'ont mis à même d'étudier le sort de la classe ouvrière dans différentes contrées du globe, et m'ont forcé de reconnaître que la p o sition de l'esclave était bien préférable à celle de l'ou-


23 vrier libre, sous le rapport du bonheur matériel et de la tranquillité de l'ame. Alors je ne pouvais me rendre compte comment i l était possible que l'esclavage, que je regardais à cette époque comme étant en opposition avec la loi naturelle, pût procurer le bien-être matériel et moral aux travailleurs, tandis que la liberté ne produisait que misère et dégradation du physique et de l'intelligence. De là j'ai été amené à examiner l'état d'esclavage chez les anciens et chez les modernes; en faisant ce travail j'ai reconnu que, sous le point de vue du développement de l'intelli-. gence et de la perfection des arts, l'esclave dans les arts semblables et dans les mêmes sciences s'était développé plus rapidement, et s'était élevé bien plus haut que l'ouvrier libre. Cesfaits parfaitement constatés m'ont fait remonter à l'origine de l'esclavage, et ce qui jusque là m'était apparu comme un acte d'inhumanité, me fut démontré comme un acte d'humanité, et le premier pas de la barbarie entrant dans la civilisation (1). Mon o p i (1) Plus tard, je démontrerai que l'esclavage ou possession de l'homme par l'homme est

aussi juste

et

plus

ancienne que

l'esclavage de la terre ou sa possession par l'homme.


24 nion fut affermie par l'étude des m œ u r s , de la p o s i tion et des nécessités des tribus sauvages de l'Amérique, telles que les Osages, les Sioux, les R e nards, etc. Ces tribus, qui ne font pas de prisonniers et qui massacrent l'ennemi tombé en leur pouvoir, sont l'anneau qui réunit l'homme de la civilisation à l'homme dans l'état de nature. Ces hommes des tribus tiennent à l'homme civilisé par leur organisation en tribus, et à l'homme de la nature par leurs mœurs sauvages et féroces ; c'est un état de transition qui peut parfaitement faire comprendre l'homme dans l'état de nature, en forçant les qualités qu'il conserve encore de ce même état, après son organisation en tribus. Ces observations faites, voulant toujours arriver au principe par l'étude de l'homme, je fus obligé d'examiner ce que c'était que la loi et le droit naturels. Je fis ce travail en rejetant toute idée m é t a physique, et toutes celles qui m'avaient été inculquées par la civilisation, ne me reposant que sur la l o i d'organisation de l'homme, ne raisonnant que sur des objets qui pouvaient être vus, touchés ou compris, en


25 remontant des effets aux causes, et n'interprétant la pensée que par les actions. Alors j'ai reconnu que la soumission de la plus grande portion de l'humanité à la plus petite, était une conséquence forcée de la loi naturelle, par suite de l'inégalité d'intelligence que les hommes apportaient en naissant, et par une pensée inhérente à l'organisation humaine, dévoilée par les actions des hommes et des sociétés ; j ' a i r e connu ensuite que cette soumission pouvait bien changer de nom et être modifiée dans ses formes, mais qu'en résultat i l y avait toujours soumission forcée de la volonté d'un individu à celle d'un autre ; que plus cette soumission était complète, plus i l y, avait de chances de bonheur matériel et moral pour le serviteur , et aussi que plus on modifiait les formes de la soumission, plus on en relâchait les liens, moins le serviteur avait de chances de bonheur matériel et moral, par suite de la séparation et de l'opposition des intérêts. Ces sujets profondément étudiés m'ont forcé de relire avec attention les ouvrages des principaux philosophes du dix-huitième siècle. Mon étonnement fut grand


26 quand je m'aperçus que les principes posés par eux, qui de la philosophie étaient passés dans les lois et que j'avais adoptés sans examen, ne reposaient sur aucune base solide. Alors seulement j ' a i compris la source du malaise qui tourmente la société, malaise que jusque-là j'avais regardé comme inexplicable. Ces travaux m'ont donc amené à reconnaître que la misère hideuse de la classe ouvrière, dans les s o ciétés qui ont pris les principes de liberté et d ' é galité pour base de leur système social, sa dégradation physique et morale que tout le monde peut apprécier, que d'ailleurs je vais démontrer d'une manière authentique, ont leur source dans les idées de liberté et d'égalité préconisées et mises en p r a tique depuis un siècle. Ces faux principes, qui dans l'intérieur des s o ciétés

écrasent les ouvriers, n'ont pas un effet

moins funeste sur chaque peuple considéré comme un être moral ; ils détruisent à l'intérieur et annihilent les forces du corps social ; à l'extérieur ils déconsidèrent et diminuent sa puissance; enfin , l'em-


27 pire décroit de jour en jour, i l tombe en dissolution, et finit par être partagé. Triste vérité qui domine en France aujourd'hui, dans la pensée de tous les hommes intelligents ; esti l un seul de ces hommes, qui, la main sur la conscience , ne convienne que nous marchons à un abyme, et dans ceux qui se lèveront pour me c o m battre, y aura-t-il un seul homme de jugement qui, après avoir étudié celte question, ne regrette d'être mon adversaire ? J'aime mon pays au dessus de tout, et je lui ferai le sacrifice de mon avenir. P e u t - ê t r e ne s'agit-il que de montrer du courage et de l'énergie , pour rallier tous les hommes qui c o m prennent la vérité, et n'osent cependant se révolter contre le stupide fanatisme qui a fait descendre notre belle France du sommet de la pyramide où elle se trouvait placée sous Louis X I V . N'est-ce pas depuis le milieu du dix-huitième siècle que la philosophie, procédant par la corruption et la démoralisation, a fait adopter aux masses comme principes, les idées de l i b e r t é , d'égalité et de souveraineté du peuple ?


28 Voyons donc depuis cette époque quelle a été la marche de la France. Elle a perdu le Canada, l'Acadie, le cours du Saint-Laurent, sa position dans le golfe de SaintLaurent et la magnifique navigation des lacs du nord de l'Amérique; elle a perdu la Louisiane, le cours de l'Ohio, du Mississipi, du Missoury et sa position dans le golfe du Mexique; ces c o n t r é e s , que je viens de parcourir, sont les plus riches contrées du globe; elle a perdu Saint-Domingue la reine des Antilles et les îles qui l'avoisinent ; Madagascar, l'Ile de France; et sa puissance dans les Indes orientales. Eufin, en Europe, Minorque et quatre places fortes construites par Louis X I V pour défendre ses frontières; et pour toute compensation, elle a l'espoir et presque la permission de conquérir l'Algérie ! L e système de société basé sur les principes de liberté et d'égalité n'a donc produit pour la France que déconsidération, et diminution de sa puissance à l'extérieur, et tous les maux possibles à l'intérieur. Ce n'est qu'au moyen du plus rude despotisme que la république a pu remporter la victoire, et écraser ses


29 ennemis ; mais après, elle allait tomber en dissolution par le fait même de son principe, quand un homme fort

est venu, qui s'est emparé

de la

puissance, et d'un bras vigoureux a chassé devant lui et dissipé les idées de liberté et d'égalité. Alors nous avons vu la France glorieuse reprendre sa position à la tête des nations ; mais cet homme, entraîné autant par le désir d'étouffer des principes destructeurs

de tout ordre social, que

parce que sa tête avait tourné en raison de la h a u teur où i l s'était élevé, ne sut pas comprendre l ' i n stant où, devenu assez fort pour s'occuper du b o n heur matériel du peuple,

il devait mettre un frein

à ses idées de conquêtes et de gloire. I l succomba deux fois, abattu autant par l'effet des idées de l i berté et d'égalité, que sous les coups de ses ennemis militaires. S i la décadence de la France est grande, celle de l'Espagne est encore plus terrible. Depuis 1 8 0 8 , qu'est-elle devenue cette glorieuse nation des C h a r les-Quint et des Philippe II? E n 1800 le fier Castillan pouvait encore dire que jamais le soleil ne se


30 couchait sur les terres de l'empire Espagnol; un demi-siècle ne s'est pas écoulé, et le soleil n'éclaire plus qu'un point du globe où se trouve le trône bien chancelant d'une jeune fille, héritière des anciens rois des Espagnes et des Indes ; et sur presque toute l'ancienne surface de cet empire , partout où le cri de liberté s'est fait entendre, i l n'éclaire plus que désordre, anarchie, misère et scènes de désolation, de sang et de carnage. N'est-ce pas aux cris de vive la liberté que le Portugal a perdu sa puissance et presque son i n d é pendance; est-il aujourd'hui autre chose qu'une province de l'Angleterre? E t qu'a fait la liberté pour la Pologne, n'est-elle pas pour jamais rayée du catalogue des nations ? T e l est le sort des peuples qui ont adopté les idées de liberté, d'égalité ou de souveraineté du peuple. Voyons quel est celui des peuples qui ont marché en sens contraire. Depuis le milieu du dix-huitième siècle, l'Autriche a gagné la Gallicie, Salzbourg, une partie du Tyrol, Milan, l'état de Venise, l'Istrie, la Dalmatie, Raguse,


31 la Valachie, un pied dans les états Romains, p l u sieurs îles dans l'Adriatique ; i l est vrai qu'elle a perdu les Pays-Bas, mais cette perte est largement compensée, par des acquisitions plus à sa portée, et sept fois plus considérables. L a Prusse a gagné le grand duché de P o s e n , la Poméranie suédoise, le grand duché du R h i n , une partie de la Saxe, de la Westphalie et de la F r a n c o nie. Cette puissance n'a rien perdu. L a Russie a gagné la Finlande, A b o , W i b u r g , l'Esthonie, la Livonie, Riga, Revel, une partie de la Laponie, la Courlande, la Samogitie, la Lithuanie, la Volhinie, une partie de la Gallicie, la Pologne proprement dite, la petite Tartarie, la Crimée, la Bessarabie , le littoral de la mer N o i r e , l'embouchure du Danube, la Géorgie, la Circassie, le Shirwan, et les deux extrémités où se touchent l'Asie et l ' A m é rique, ainsi que les îles qui s'y trouvent. E t l'Angleterre, celte rivale éternelle de la France, à notre grande confusion ne sommes-nous pas obligés de reconnaître qu'elle mérite bien le nom qu'elle


32 s'attribue, de la vieille et glorieuse Angleterre ? ne nous traîne-t-elle pas à sa remorque, et à l'aide de ces mêmes principes de liberté dont elle se joue, ne nous trompe-t-elle pas constamment ? Ne trouvet—elle pas chez nous des insensés qui lui donnent l'autorisation de visiter nos vaisseaux? et ces insensés sont les ambitieux qui pour monter au pouvoir ont accepté des conditions qui les forcent à suivre l a ligne de déshonneur sur laquelle le pays est engagé. E t le chef du gouvernement, que peut-il au milieu de cette désorganisation perpétuelle de ministères, de confusions d'idées, de refus de concours d'une portion de la nation ? I l ne peut que laisser descendre la France, et monter l'Angleterre. Vous tous Français, qui n'êtes jamais sortis de votre patrie, qui vous encensez encore les uns les autres de votre grandeur p a s s é e , comprenez donc la décadence de la France, en examinant ce que depuis le dix-huitième siècle les Anglais nos rivaux ont gagné ; je viens de vous dire ce que nous avons perdu. E n Europe l'Angleterre a gagné Malte, Héligoland, les îles Ioniennes; en Amérique l'Acadie, le


33 Canada et tout le continent septentrional, les L u cayes, les Bermudes, presque toutes les Antilles, une partie de la Guyane, les Malouines, et plusieurs autres îles ; en Afrique Bathurst, Sierra Leone, le cap de Bonne-Espérance, l'Ile de France, Rodrigue, les Séchelles, Socotora, les îles de Loses, l'Ascension; en Asie,

Aden, Ceylan,

cent millions d'habitants,

un empire de plus Singapour,

une

de por-

tion de Sumatra et de Malacca, une position en Chine ; dans l ' O c é a n i e , la plus grande portion de l'Australie, la Tasmanie, les îles Norfolk, la Nouvelle Calédonie, la Nouvelle Z é l a n d e , les îles Sandwich et Taiti ; en ce moment, elle enveloppe comme avec un r é s e a u , tout le golfe du Mexique et la mer des Antilles au moyen de quatorze frégates

à vapeur

construites pour faire la guerre si cela est nécessaire, mais en attendant qui portent les passagers et la correspondance ; enfin depuis quelques mois elle s'est rendue maîtresse de la Chine et vient d'ajouter deux cents millions de tributaires aux cent millions de serfs et d'esclaves qu'elle possédait dans les Indes. Il est vrai qu'elle a perdu une portion des Etats1. 3


34 Unis, mais cette perte n'égale pas la centième partie de ce qu'elle a gagné. Il est pénible pour un Français d'approfondir cette question ; mais cela est nécessaire pour faire comprendre que la diminution de puissance et de considération de notre belle patrie, depuis trois quarts de siècle, tient au renouvellement perpétuel des hommes qui gouvernent, aux tiraillements et aux bouleversements fréquents, qui sont les résultats inévitables des principes d'égalité , de liberté et de souveraineté du peuple. E s t - i l possible d'attribuer ce mouvement ascendant de l'Autriche, de la Prusse, de la Russie et de l'Angleterre à une autre cause, qu'au principe c o n stituant qui sert de base au système de gouvernement de ces peuples ? Est-il possible d'attribuer la décadence de la France à une autre cause que celle du principe démocratique d'égalité, de liberté et de souveraineté du peuple qui sert de base au système de société et de gouvernement de cette nation? Sans aucun doute on ne peut trouver ailleurs que dans le principe constituant, l'explication de la mar-


35 che et du développement d'un corps quelconque. Dans leur marche et leur développement deux corps peuvent se rencontrer, alors si la position et les principes d'organisation de ces deux corps sont les mêmes, s'ils sont égaux en force, ils se balanceront et reprendront l'état d'immobilité qu'ils conserveront tant que l'égalité subsistera ; mais si la position et le principe d'organisation de l'un est supérieur, nécessairement le plus fort renversera le plus faible : l'union des parties, l'unité d'action, la constance dans l'exécution, ne forment-elles pas la force? Examinons donc quels sont les peuples qui possèdent l'organisation la plus forte. L e principe de souveraineté monarchique et aristocratique domine chez les Russes, les Prussiens, les Autrichiens et les Anglais; le gouvernement est dans les mains d'une classe inamovible et héréditaire dont la pensée, élevée au dessus des petits intérêts et des passions mesquines de la multitude, ne s'occupe que de la grandeur du pays et pousse constamment la masse dans cette direction : cette classe se recrute souvent parmi les intelligences du peuple, elle s'en


36 empare, leur inculque ses idées, et les nouveaux arrivés ne tardent pas à s'identifier complètement avec e l l e , en sorte que la pensée conçue ne cesse d'être mise à exécution, et que la marche pour arriver au but désigné loin d'être ralentie ne fait qu'être accélérée par les nouvelles forces puisées daus les intelligences de la masse. Avec un tel gouvernement, ces peuples possèdent donc unité d'action, uniformité de p e n sée, tenacité et opiniâtreté dans l'exécution. Chez les Français, au contraire, le principe de souveraineté gît dans le peuple, i l est démocratique c l part presque de la classe inférieure , i l n'agit que sous l'influence des mots liberté et égalité voulant faire descendre tout à son niveau. L e gouvernement ne peut concevoir une pensée et la mettre à exécution, si cette pensée n'est adoptée par la multitude ; or, la multitude est essentiellement variable, parce qu'elle est ignorante , et i l est impossible de la tirer de son ignorance sous le rapport des questions qui touchent à l'intérêt et à la grandeur des peuples. L a pensée conçue par le gouvernement

varie donc nécessairement

comme


37 celle de la multitude; généralement elle manque d'unité, et dans l'exécution jamais elle n'a de t é n a cité et d'opiniâtreté. Après cela n'est-on pas forcé

de reconnaître

qu'un peuple qui marche uni, guidé avec constance dans une même direction , doit s'élever au dessus d'un autre peuple qui marche désuni, sans constance, sans direction ; et quand même ce dernier p o s s é d e rait de grandes forces i l ne pourrait que descendre, parce qu'il manquerait d'union dans les parties, d'unité dans l'action et de constance dans l ' e x é cution. Existe-t-il un homme sensé qui voudrait placer sa fortune dans une banque dont le président serait presque sans autorité pour faire le b i e n , ou pour arrêter le m a l , et dont les directeurs , les employés et la manière de travailler seraient changés tous les six mois? Quel homme serait étonné de la ruine d'un établissement reposant sur de semblables principes? et cependant ce qu'on ne voudrait pas appliquer à une simple société de commerce, on l'applique à une société tout entière , à une grande nation.


38 Il résulte positivement de l'étude de la vie des peuples : 1° Que toutes les fois qu'une nation a pris les principes d'égalité et de liberté pour base de la r è gle d'action des individus dans l'intérieur de la société, et aussi pour base du choix des hommes qui doivent la gouverner et régler ses rapports avec les autres peuples, nous avons vu chez celte nation l'ouvrier écrasé par la m i s è r e , et la nation perdre sa puissance et sa considération (1). 2° Que toutes les fois que les individus ont été libres et égaux dans leurs rapports entre eux, à l'intérieur de la société, et que le principe monarchique et aristocratique héréditaires, ou aristocratique sans r o i , a dominé dans le gouvernement chargé de régler ses rapports avec l'étranger, nous avons vu que l'ouvrier était encore accablé par la plus p r o -

(1) Toutes les anciennes républiques é t a i e n t r é e l l e m e n t aristocratiques, puisque toutes avaient adopté le s y s t è m e d'esclavage; c'est donc h tort qu'on dit que le gouvernement d ' A t h è n e s était d é m o c r a t i q u e , puisque le peuple était c o m p o s é d'esclaves et de citoyens, et nement.

que

les citoyens seuls avaient part au

gouver-


39 fonde m i s è r e , mais que la nation grandissait en puissance et en considération. 3° Que toutes les fois que le principe aristocratique a servi de base pour régler les rapports des individus dans l'intérieur de la société, et que le gouvernement chargé de régler les rapports avec les peuples étrangers, était basé sur le principe aristocratique sans r o i , ou bien aristocratique et monarchique héréditaires, nous avons vu que l'ouvrier était à l'abri de la misère intense qui l'écrase dans les deux premières positions, et que la nation grandissait en force et en puissance (1). 4° Enfin nous voyons que le despotisme pur ne peut être considéré que comme un remède violent, nécessaire,

mais m o m e n t a n é ,

dont la durée ne

doit pas être prolongée au delà de certaines circon(1) Il ne faudrait pas conclure de là que les nations doivent toujours grandir en force et en puissance; chaque peuple é l a n t un ê t r e moral dans l'état de nature, est soumis aux lois qui r é g i s s e n t cet é t a t , c'est à dire à l'opposition, au combat, en raison de sa l i b e r t é ; et en raison de son i n é g a l i t é , a la destruction ou a l'esclavage sous le rapport de sa n a t i o n a l i t é , par son incorporation a un peuple plus puissant.


40 stances, après quoi i l ne peut amener qu'abaissement de la nation et dissolution de la société (1). Ce despotisme fut regardé nécessaire par les Romains, nos plus grands maîtres en législation, et introduit chez eux sous le nom de dictature. Sur ces observations on peut établir une règle tellement sûre, que le premier enfant venu auquel on

l'aura enseignée

pourra

décrire la situation

exacte d'un peuple, quand on lui aura dit quelle est la forme de son gouvernement, et la règle d'action des individus dans l'intérieur des sociétés. E n vain la philosophie et la philanthropie moderne chercheront à se défendre, les faits et l'histoire des

(1) Louis X I V , qui s'est trouvé sur le trône à l'instant d'une réforme sociale, et qui, après avoir c o m p l è t é la destruction de l'aristocratie, ne comprit pas que dans l'intérêt de sa dynastie il devait la reconstituer sur de nouvelles et plus fortes bases, l é g u a h Louis X V un gouvernement arbitraire sans é n e r g i e , comme l'étaient ceux du Bas-Empire, ou comme ceux d'Orient; la part de Louis X V I fut l'échafaud, et celle de la France une é p o u v a n table révolution ! Si N a p o l é o n , après avoir rétabli une aristocratie de nom, l'avait rétablie en r é a l i t é , en partageant la puissance avec elle, il n'aurait pas fait la guerre d'Espagne, il n'aurait pas d i vorcé, il n'aurait pas fait la campagne de Russie, et la France ne serait pas devenue le jouet des autres nations.


41 peuples seront toujours là pour les écraser. Elles ne peuvent même formuler un principe qui ne soit en contradiction manifeste

avec l'organisation de

l'homme, et en opposition flagrante avec les lois universelles, comme je vais le démontrer dans un instant en passant en revue les doctrines des principaux philosophes des dix-huitième et dix-neuvième siècles , ainsi que ceux de quelques réformateurs de la dernière époque. E n r é s u m é , aussi souvent que chez une grande nation le peuple a été appelé à diriger le gouvernement,

la nation est tombée en

décadence; et aussi souvent qu'il a joui de droits égaux dans la vie civile, i l est tombé dans la misère (1). U n faux principe entraine logiquement dans de fausses conséquences; cependant, quand i l faut absolument aller d'un point à un autre et qu'on est arrêté (1) Cela est positif, et nous verrons par la suite de cet ouvrage que chez les Romains les esclaves é t a i e n t souvent fort riches et fort instruits, tandis que les prolétaires ignorants, accablés par les dettes et par la m i s è r e , allaient chercher l'aumône en b l é dans les greniers de la r é p u b l i q u e . L ' é g a l i t é de droils, qui est en opposition au patronage, a pour résultat de laisser l'ouvrier sans appui, sans protection.


42 au bord d'un abyme qui barre le passage, i l faut f o r c é ment s'y précipiter, si l'on persiste à soutenir que la route qui y conduit est la seule bonne, la seule que l'on doive suivre, on ne peut même s'arrêter puisqu'il faut avancer pour arriver au point marqué. Mais se précipiter

dans

l'abyme

serait

une

palpable

absurdité, puisque la chute entrainerait la destruction et qu'on n'arriverait pas au but désigné. Il faut donc reconnaître qu'on s'est t r o m p é , soit au point de d é p a r t , soit en faisant fausse route, et chercher à reprendre le bon chemin. Agir ainsi, ce n'est point faire rétrograder l'humanité,

au contraire,

c'est

reprendre la voie qui lui permettra d'avancer et qui doit la conduire à sa destination, c'est à dire à lui procurer la plus grande somme possible de bonheur matériel et moral. L e reproche que l'on me ferait de démolir avant de proposer un plan de construction, ne serait pas juste, je ne démolis pas ; car en vérité i l n'y a plus rien à démolir, les idées de liberté et d'égalité semblables aux décombres de Thèbes, gisent cà et là dans la plaine, et ne peuvent plus donner d'abri à


43 personne ; ce n'est déjà plus de la démolition d'une maison dont i l est question, mais bien du d é b l a i e ment de matériaux qui encombrent un terrain sur lequel i l faut construire.



L I V R E IL

CHAPITRE

PREMIER.

Quand les hommes ont une fols acquiescé à des opinions fausses, et qu'ils les ont enregistrées dans leur esprit, il est tout aussi impossible de leur parler intelligiblement, que d'écrire lisiblement sur un papier déjà brouillé d'écritures. (Thomas HOBBES, Traité de la nature humaine.)

Ces paroles du philosophe anglais sont parfaitement justes. Cependant i i faut convenir que les peuples de notre époque sont plus disposés à comparer et à raisonner. Les hommes souvent trompés n'ajoutent plus une foi aussi aveugle aux théories qui leur sont p r é s e n t é e s , ils commencent à vouloir c o m -


46 prendre, ils veulent apprécier e u x - m ê m e s , et ces mots le maître l'a dit, ne persuadent plus aussi a i sément ; car presque tous les individus se croient capables de juger la pensée du maître. Mais les hommes ne sont pas encore parvenus à s'isoler des idées qui leur ont été inculquées, au point de pouvoir lire le titre de cet ouvrage sans éprouver immédiatement un sentiment d'opposition, contre des raisonnements qui tendent à leur d é m o n trer la fausseté des doctrines dont leurs esprits sont imbus dès la plus tendre enfance. Il arrive souvent qu'un négociant dont les affaires sont mauvaises, cherche à s'éblouir sur sa position ; cette erreur le soulage et lui donne un peu de r e pos, jusqu'au moment où tombant dans l'abyme au dessus duquel i l sommeillait, une catastrophe le force à reconnaître la vérité de sa situation : jusque là i l regardait presque comme un ennemi celui qui l'avertissait, ses avis l'importunaient, car ils avaient pour but de le tirer de l'état de tranquillité qui lui plaisait et dans lequel i l voulait rester le plus longtemps possible.


47 Ce qui existe chez un négociant dans cette position, existe également chez un peuple. L'avertir qu'on va lui démontrer que toutes ces paroles de bonheur, de richesses, de félicité, auxquelles i l a ajouté foi depuis plus d'un siècle, ne sont que des paroles mensongères ; que ces philosophes, philanthropes, apôtres de liberté, dans la bonne foi et la sagesse desquels il a eu confiance, ne sont que des fourbes ambitieux, ou d'insensés réformateurs qui ont promis et qui promettent ce qu'ils ne veulent pas, ou ce qu'ils ne peuvent pas donner ; c'est lui révéler l'inutilité des sacrifices qu'il a faits, c'est en outre le blesser vivement dans son amour propre, car c'est lui prouver qu'il a été et qu'il est encore dupe de certains hommes, aux paroles desquels i l ajoute une foi aussi aveugle que celle qu'ajoutait le peuple hébreu à la voix de ses prophètes. Je m'attends donc à voir les philosophes, les philanthropes et les abolilionistes d'Angleterre, de France et des Etats-Unis, se soulever contre cet écrit, à le voir attaqué de toutes les façons p o s sibles, et à l'être personnellement, au moyen du


48 mensonge et de la calomnie par les écrivains qui dominent ces peuples, et qui les entretiennent encore dans la voie où ils sont engagés, laquelle est une voie d'erreur et de mensonge. Je répéterai à mes adversaires, ces célèbres paroles

de T h é m i s t o c l e ,

frappe, mais écoute. Moins habile qu'eux sans aucun doute, mais bien plus fort par la cause que je soutiens qui est celle de la vérité, en la présentant simplement et en exposant des faits dont chacun pourra vérifier l'exactitude, j'en appellerai du peuple trompé, au bon sens du peuple éclairé. Deux grandes questions se partagent en ce m o ment l'attention des hommes instruits; l'esclavage des nègres, et la misère hideuse des ouvriers blancs dans les pays où, dit-on, ils sont libres. Les mots liberté, égalité, proclamés et semés avec profusion depuis près

d'un siècle par les

philosophes dans l'esprit des peuples, ont donné une moisson abondante,

la récolte

est faite et nous

sommes à même de juger de la qualité des fruits. Ils ont semé, ont-ils dit, dans l'intérêt des peuples, et pour les faire arriver à la richesse, à la tranquil-


49 lité et au bonheur, par la liberté, par l'égalité et la vertu. E t cependant chez tous les peuples infatués de leurs doctrines, les ouvriers n'ont récolté que des fruits amers, qu'un esclavage plus positif que celui des nègres, qu'une misère profonde, que d é moralisation et dégradation du physique et do l ' i n telligence. Tels sont les résultats de la liberté ; et cependant les partisans de ces mêmes philosophes, leurs successeurs dans les mêmes doctrines, du haut de leurs chaires philosophiques, à la tribune politique, dans les colonnes de leurs journaux et dans leurs écrits, ne cessent de proclamer les mêmes principes, de r é péter les mêmes phrases à une foule qui, ne raisonnant pas, est incapable de reconnaître leur erreur. Ils crient : de la liberté, donnez de la liberté, encore de la liberté, c'est le seul moyen pour apporter du soulagement aux maux qui écrasent l'humanité. Ainsi donc, au peuple qui a froid, qui manque de bois, de vêtements, d'habitation, donnons de la l i berté, et i l n'aura plus froid ; au peuple qui arrose la terre de ses sueurs, donnons de la liberté, et i l sera 1

4


50 rafraîchi ; au peuple qui meurt de faim et d'inanition, donnons de la liberté, et sa faim sera apaisée; c'est le seul soulagement que présente la philosophie ! Au peuple i l faut du pain et non des phrases p h i lanthropiques et libérales , du pain d'abord, du pain avant tout et de l'instruction ensuite ; car p r o poser de donner de l'instruction à celui qui demande du pain, c'est une folie ; et proposer de donner des libertés à des hommes qui n'ont ni p a i n , ni instruction , c'est plus que de la folie, c'est un crime ; c'est proposer de mettre un baril de poudre dans les mains d'un enfant assis près d'un foyer ardent. Du sentimental ainsi que de l'héroïque, du style pastoral comme du style biblique, des niaiseries philanthropiques et des galimatias républicains, les peuples en ont assez ; c'est la vérité toute nue qu'il leur faut, c'est du pain qu'ils demandent, et non des paroles ou des parades dans une salle en demi-lune. De quel front viennent-ils donc lui vanter la l i berté, ces hommes qui se sont vendus à tous les partis, et ces ambitieux qui afin de s'élever, veulent


51 à leur tour poser le pied sur la tête des peuples : pour eux la patrie n'est qu'un mot, la liberté un appeau, les hommes des pions, un marchepied ou de la chair à canon.



C H A P I T R E II.

En d'autres temps, en d'autres pays, sans lui ôter sa liberté, on a fait en sorte que le fruit de son travail revînt presque en entier à ceux qui le tenaient cous sa dépendance. Mieux eût valu pour lui un complet esclavage; car le maître au moins nourrit, loge, vêtit son esclave, le soigne dans ses maladies. (F. D E L A M E N N A I S , Livre du Peuple.)

Au corps social comme au corps humain il faut une tète pour concevoir et diriger, des bras et des jambes pour exécuter ; ainsi, le sud des États-Unis d'Amérique a des blancs pour concevoir et diriger, et des nègres esclaves pour exécuter ; en France et en Angleterre il y a des domestiques, des ouvriers,


54 des hommes de peine, qui exécutent sous les ordres des maîtres qui les commandent. Tous ces hommes , esclaves , ouvriers, hommes de peine , sont attachés à une même et grande chaîne, la chaîne de la servitude. E n Amérique , en Asie, en Afrique, en Russie, en Pologne, en Turquie, on les nomme esclaves, ou serfs; en Angleterre, en France et dans d'autres contrées d'Europe on les nomme ouvriers, domestiques ou de quelque autre nom, peu importe, en fait ils sont tous serviteurs ayant maîtres par la l o i , ou rigoureusement obligés par la faim à prendre maîtres. Entre tous ces h o m mes la seule différence, sous le rapport de la l i berté, est dans l'expression ou dans quelques m o d i fications, et i l y a longtemps qu'Aristote a dit dans sa Politique, que le travail de l'ouvrier libre était un esclavage à terme. E n Angleterre, en France et dans plusieurs a u tres contrées d'Europe, grace aux fausses idées r é pandues par les voyageurs abolitionistes, et aux d é clamations des philosophes et philanthropes, le mot esclave soulève tous les esprits ; et cependant rien


55 n'est plus v r a i , l'esclavage n'a de mal que

son

nom ; car en France et en Angleterre les ouvriers et domestiques sont plus malheureux, plus dépendants, que le nègre esclave. Pour le démontrer , ma lâche sera bien aisée. Je suis arrivé en Amérique ayant l'esclavage en horreur. Imbu des idées philanthropiques e u r o p é e n nes, j'avais cru aveuglément, je n'avais pas l'ail la moindre réflexion, et je n'avais pu faire de comparaisons sur cette question. J'ai habité pendant huit ans les pays à esclaves des États-Unis , et j ' a i visité les Antilles où l'esclavage existe. J'ai examiné avec la plus grande attention la position du nègre esclave dans les villes et sur les plantations, j ' a i comparé cette position a celle des familles d'ouvriers de L i l l e , L y o n , Rouen, Amiens, St-Quentin, Troyes; j'avais vu la misère de toutes ces familles, leur dépendance bien réelle , et malgré mes préventions contre l'esclavage, je fus bientôt convaincu que sous le rapport de l'influence qu'il pouvait avoir sur la constitution physique, le bien-être matériel, le développement de l'intelligence, la tranquillité de l'ame et la perfection


56 des arts, l'esclavage était préférable, et devait avoir des résultats bien supérieurs à ceux que présente la prétendue liberté des ouvriers français et anglais. Cependant,

les écrivains qui ont traité cette

question , ont attaqué l'esclavage avec violence, et spécialement M . C o m t e , auteur du Censeur européen,

dans le quatrième volume de son Traité

législation,

de

sans considérer que le droit du maître

était un droit aussi naturel, aussi rationnel, aussi l é gitime, que tous les droits qui découlent des chartes ou des constitutions qui lient entre eux les différents individus qui composent une nation ; mais je suis étonné surtout qu'aucun de ces écrivains n'ait fait la remarque , que la misère du peuple , source et origine de tous ses maux au physique et au moral, augmente en raison directe des progrès de son i n dustrie et de sa liberté. Ce fait, qu'en son lieu je démontrerai par des chiffres incontestables , pourra surprendre bien des individus qui se sont laissé s é duire par les déclamations pleines de sensibleries d'écrivains de mauvaise foi, ou ignorants sur la m a tière qu'ils traitaient,

et ramènera tous les esprits


57 justes à considérer l'esclavage sous un autre point de vue. Je connais assez l'humanité pour savoir que presque tous les hommes, qui jouissent de leurs facultés intellectuelles à un degré assez complet pour ne pas être interdits , souriront de pitié en voyant un é c r i vain, inconnu jusqu'ici, qui vient attaquer toutes leurs croyances, tous leurs préjugés sur la liberté, et qui veut renverser les idées sur lesquelles reposent tous les écrits de la philosophie moderne, et les institutions que cette philosophie veut donner aux peuples; en vérité, plus d'une fois j ' a i douté de moi en considérant le nombre de mes adversaires et les noms célèbres des hommes que j'étais obligé de critiquer. Que m'importent après tout, et leur nombre et leurs noms, puisque la vérité et la logique m'appartiennent. Et cependant elle tourne, disait Galilée » en frappant la terre avec son pied. L e nombre des écrivains modernes qui ont émis dans leurs ouvrages des pensées philosophiques, est considérable ; celui des lecteurs de leurs ouvrages


58 est immense ; la masse des partisans des idées philosophiques est innombrable. E h bien ! je suis obligé de le dire, presque tous ces hommes, doués d'une i n telligence plus ou moins grande, sont complètement en dehors de la vérité sur ce sujet. Les premiers, posant mal leur principe, ou le mélangeant de physique et de métaphysique, ou le posant en l'air sur des conséquences que rien ne soutient, ou sur des idées sans bases solides, quittant le principe pendant le raisonnement pour s'appuyer sur des suppositions , raisonnant en dehors du principe et quelquefois même en opposition avec l u i , et trouvant encore le moyen de conclure en opposition avec le principe et avec leurs raisonnements, ne nous ont laissé qu'une masse confuse de mots et de phrases dans lesquels on ne trouve rien de logique, rien de mathématique. Les seconds, gagnés par un style séduisant, des phrases gracieuses et bien c o u p é e s , ou par un accouplement de mots bizarres ou sonores , ont perdu la possibilité d'analyser les pensées et de suivre les raisonnements, sous l'influence d ' i dées et de tableaux qui se sont emparés de leur


59 imagination ; les derniers pour la plupart n'ont pas lu et n'ont pas même eu la pensée de l i r e ; ils croient

sur

leur parole

des

hommes qui n'en

savent pas plus qu'eux, confondant souvent d'une manière aussi extraordinaire que comique , les principes , les opinions et même les ouvrages dont ils parlent. E s t - c e à dire pour cela que ces hommes sont des ignorants;

mais n o n , parmi eux l'on

rencontre

souvent des écrivains brillants, des poètes c é l è bres et des hommes instruits ; mais ils ont cru p o u voir réunir les qualités les plus incompatibles et que jamais homme n'a pu posséder ensemble à un haut degré : poètes admirables en prose ou en vers, véritables musiciens, hommes doués d'une imagination vive , ils ont pensé pouvoir faire de l'histoire , de la logique, des mathématiques ; ils ont voulu réunir le talent de l'imagination qui préside à la confection du roman, à celui de l'homme à tête froide qui rédige

l'histoire : or, quel que soit

l'homme, i l ne pourra jamais rien faire de bien s'il n'est complètement imprégné de son sujet; et com-


60 ment pourrait-il appartenir en même temps à l'imagination et à la v é r i t é , sans que la vérité soit altérée par l'imagination, ou l'imagination écrasée par la vérité. Ce qui surprendra sans aucun doute, les partisans de la philosophie moderne dont je viens de parler, c'est qu'en posant mon principe je suis en accord parfait avec Voltaire, le patriarche des p h i losophes , qui présente l'esclavage comme une c o n séquence forcée de la loi naturelle. Mes principes sont aussi les mêmes que ceux posés par J . J . Rousseau dans son discours sur les causes d'inégalité entre les hommes, et je d é montrerai que,

par suite

de

suppositions

ab-

surdes , ce philosophe conclut en contradiction avec son principe, avec ses raisonnements, et que les deux points de sa conclusion se détruisent m u tuellement. Quant à F . de Lamennais, mon principe est tellement identique avec celui qu'il pose dans son Livre du peuple , que je ne puis concevoir c o m ment ce philosophe a eu un seul instant l'idée


61 d'en tirer une conséquence autre que l'esclavage. Dans un examen critique que je ferai de ses i d é e s , je démontrerai

qu'il est l'écrivain qui a le plus

sacrifié la raison et la logique en faveur

de la

phraséologie. Fourier l u i - m ê m e finit par arriver au même point que moi dans sa quatrième phase, par laquelle nous entrons dans le garantisme au moyen de la féodalité territoriale et industrielle ; je suis seulement un peu plus avancé que l u i , puisque je pense que l'esclavage vaut mieux que la liberté pour entrer dans le garantisme. Quelques mots sur M . P . Leroux suffiront pour démontrer que l'égalité qu'il veut établir, est en réalité l'inégalité la plus flagrante et la plus insurmontable , puisqu'elle repose

sur l'inégalité

des

intelligences. U n homme de sens peut-il penser à critiquer s é rieusement

dans un

ouvrage,

les

républicains,

communistes, ou autres ? les uns ne formulant pas clairement ce qu'ils veulent, les autres voulant la liberté et l'égalité en commençant par un dicta-


02 teur et le despotisme le plus monstrueux que l'esprit humain puisse concevoir. Celui qui soutiendrait une pareille discussion ailleurs que dans les feuilles volantes des journaux, mériterait d'être enfermé dans un hôpital de fous. Comme les erreurs de la plupart des hommes viennent plutôt de ce qu'ils raisonnent sur de faux principes, ou des principes mal définis, que de ce qu'ils raisonnent

mal suivant leurs principes, je

commencerai à établir avec Justinien,

Puffendorff,

Montesquieu, Blakstone, Jérémie Bentam, M e r l i n , Toullier, etc., la valeur des mots loi et droit} je définirai ensuite la loi naturelle, et je démontrerai que la loi positive peut être en opposition avec la loi naturelle, mais cependant qu'elle n'en est jamais que la conséquence; je démontrerai en même temps que l'intelligence seule a établi les sociétés et les gouverne. Je critiquerai les opinions de M . C . Comte sur la nature et le but de l'esclavage, et en m'appuyant sur Thomas Hobbes, Voltaire, J . J . Rousseau, et


63 F . Lamennais, je démontrerai quelle est la nature de l'homme. Mes démonstrations me conduiront à conclure que l'esclavage est de droit naturel, qu'en c o n s é quence i l n'est pas au pouvoir des hommes de l'effacer des lois positives dans lesquelles i l existera toujours,

en changeant

de nom et après avoir

subi quelques modifications, qui dans ce cas seront toutes contraires au bien être général de l'humanité. Dans un autre livre, je démontrerai aux philosophes abolitionistes juifs, chrétiens romains, grecs et

protestants

clavage et

de

toutes les sectes, que

l'es-

la traite sont de droit d i v i n , par les

commandements que Dieu a donnés à Moïse sur le mont Sinaï ; que celui-là ne connait pas sa religion, qui prêche l'abolition de la traite et de l'esclavage , et qui dit qu'il croit au Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob. Dans le même livre, je démontrerai aux philosophes chrétiens de toutes les sectes que la traite et l'esclavage sont de droit divin, en m'appuyant sur


i

.

64 la bible, les paroles du Christ, et celles de saint Paul et de saint Pierre. Je prouverai que la traite et l'esclavage sont les deux plus grands actes d'humanité des temps anciens et des temps modernes ; que chez les peuples anciens et chez les modernes,

ce fut le seul

moyen de développer l'intelligence des peuples sauvages, et de leur faire partager les lumières du christianisme et de la civilisation. Je démontrerai que l'esclavage de l'homme est aussi juste, aussi rationnel que l'esclavage de la terre; que les titres de propriété sont les mêmes, que l'esclavage et la servitude de l'homme ne sont devenus héréditaires que par l'établissement de l'hérédité de la terre, et qu'on ne pourra détruire l'esclavage et la servitude temporaire ou héréditaire chez l'homme , que préalablement on n'ait détruit l'esclavage de la terre et son hérédité. Je traiterai la question de l'esclavage chez les anciens Égyptiens, chez les Hébreux, les Grecs, les Romains, les Parthes, etc., en m'appuyant sur la Genèse, l'Exode, le Lévitique, le Christ, saint


65 L u e , saint P a u l , saint Pierre , Xénophon , C i c é ron, Aristote, Plutarque, Denis d'Haliearnasse, etc. Je démontrerai que sur celte question, M . G . Comte a constamment e r r é , lorsqu'il parle de l'existence matérielle, de la constitution physique et de l ' i n telligence des esclaves, comme aussi de la perfection des arts; que chez les anciens, l'esclavage a eu pour résultat de développer d'une manière extraordinaire l'intelligence des esclaves

dans

les

sciences et dans les arts; et qu'en masse, dans les mêmes arts, ils étaient bien supérieurs aux ouvriers modernes. Passant à l'esclavage chez les modernes, je parlerai de l'existence et du développement de l'intelligence des maîtres dans les pays à esclaves du sud des États-Unis ; m'attachant plus spécialement à la Louisiane, parce que c'est le pays le plus fortement attaqué par M . Comte. Je donnerai les plus grands détails sur la situation des esclaves dans le sud des Etals-Unis

d'Amé-

rique, sous le rapport de l'existence matérielle, de 1.

5


66 la constitution physique, de la tranquillité de l'ame et du développement de l'intelligence. Dans plusieurs chapitres, je passerai en revue les accusations que M . Comte élève contre les p r o p r i é taires des pays à esclaves, j'en démontrerai la fausseté, et souvent j'en ferai ressortir le côté r i d i cule. Je déroulerai le tableau de la misère profonde et du servage positif qui écrasent les ouvriers anglais; je ferai connaître leur abrutissement, leur dégradation toujours croissante au physique et au moral ; je citerai à mon appui les rapports faits à la chambre des communes , les enquêtes faites par ordre du gouvernement anglais, et les publicistes anglais et français les plus célèbres. Je démontrerai que la misère des ouvriers français est aussi hideuse dans les pays de fabrique que celle des ouvriers anglais ; je citerai quelques faits des maîtres envers leurs ouvriers, qui ne le cèdent point en barbarie à ceux que M . Comte rapporte des possesseurs d'esclaves ; je prouverai par les états de réforme de la conscription, l'incroyable


67 dégradation de la constitution physique de la classe ouvrière, et par les rapports des préfets au ministre de l'intérieur, leur état d'abrutissement et de d é m o ralisation : je citerai en outre à mon appui les plus célèbres publicistes français. Afin de démontrer que pour les ouvriers la misère, l'abrutissement et la dégradation du physique et de l'intelligence augmentent en raison directe des p r o grès de l'industrie et de la liberté, je présenterai un état de situation indiquant le degré de misère des ouvriers dans les différents états de l'Europe ; j ' y joindrai en outre une carte dans le genre de celle de M . A . de Villeneuve Bargemont, indiquant le degré d'industrie et de liberté des peuples. Je terminerai par une récapitulation de la misère des ouvriers libres, comparée à la position des o u vriers nègres esclaves , et quelques considérations générales sur l'esprit qui dirige les hommes qui ont constamment à la bouche les mots liberté, égalité; ainsi que sur le but que je me suis proposé en é c r i vant cet ouvrage.



CHAPITRE

III.

Les raisonnements du quatrième volume du de la législation

Traité

de M . Comte, reposent sur des faits

isolés, souvent faux et toujours perfidement présentés, amassés à grandes peines, et desquels i l veut induire qu'en masse les esclaves expirants sous le fouet d'un maître féroce et impitoyable, sont écrasés par un


70 travail au dessus des forces humaines, privés d'habitations, de vêtements et de nourriture. E n vérité i l faut bien compter sur l'éloignement des lieux pour abuser ainsi de la bonne foi du p u blic , et ce serait à n'y rien comprendre, si tous les jours on n'avait sous les yeux l'exemple de faits i n ventés ou falsifiés, donnés pour vrais par des fanatiques qui, n'écrivant jamais que sous l'influence de l'esprit de parti, rencontrent une foule d'individus toujours disposés à les croire ; ces gens que Victor Considérant nomme les civilisés de la civilisation, forment cependant en France la plus nombreuse portion de la classe éclairée ; ce sont eux qui dirigent l'opinion publique, et forcent

le gou-

vernement à suivre la ligne dans laquelle on l'a lancé. Cependant pour faire comprendre en deux mots l'ignorance ou la mauvaise foi de ces écrivains, il suffit de dire que la république des Etats Unis possède plus de deux millions cinq cent mille esclaves, qu'après la Russie , et l'Angleterre dans les Indes, c'est un des pays civilisés des temps modernes qui


71 en possède le plus grand nombre, que le prix moyen d'un esclave pour l'agriculture est environ de quatre mille francs. E n admettant avec M . C . Comte que les planteurs ont des cœurs de tigres, les Européens voudront bien leur supposer autant d'esprit de c a l cul qu'ils en ont ; or, tout sentiment d'humanité à part et n'envisageant celte

question que comme

une question d'intérêt, quel est le fermier anglais ou français qui après avoir payé quatre mille francs chacun, les chevaux dont i l aurait besoin pour cultiver son champ , non seulement les écraserait de travail, mais encore les ferait périr d'inanition et à coups de fouet ; dans tous les pays d'Europe un tel homme serait interdit; en Amérique, les tribunaux lui retireraient ses esclaves et lui interdiraient la faculté d'en posséder. Mes expressions à l'égard de M . C . Comte sont quelquefois dures et sévères, ainsi que pour plusieurs autres; mais je déclare i c i , une fois pour toutes, que je ne m'adresse point à l'homme privé, mais à l ' é crivain , à l'orateur ou au philosophe, et que si je lui dis qu'il ne comprend pas, ou qu'il est ignorant,


72 je ne prétends étendre la valeur des mots qu'aux idées que je critique. Pour M . Comte je citerai p l u sieurs passages de son ouvrage, et le lecteur jugera si j ' a i tort de frapper vigoureusement sur un écrivain qui avance de pareils faits , lorsque ces faits sont une calomnie , en ce sens qu'il les applique à toute une population ; plus un écrivain est é l e v é , plus les faits qu'il avance prennent un caractère de vérité et d'authenticité, et moins aussi il doit être ménagé. E n présentant le tableau de misère et de démoralisation, d'abrutissement et de dégradation du physique et de l'intelligence des ouvriers libres de France et d'Angleterre, en regard du bonheur dont jouissent les esclaves ,

matériel

mon intention n'est

point d'indiquer pour le moment les moyens qu'on doit employer pour soulager une misère aussi profonde ; i l n'est pas encore temps, je crois, d'entreprendre une lutte avec les préjugés et les opinions d'une masse qui ne veut pas raisonner, et qui semble d'accord avec les philosophes qui vivent à ses dépens ; mais je me sens en mesure de soutenir la lutte en faveur de l'esclavage, et de démontrer par


73 les faits et les r é s u l t a t s , qu'il est supérieur en tous points, pour le peuple ouvrier, à la face ridicule qu'on nomme liberté constitutionnelle ou républicaine, civilisation, progrès des lumières. Pour éviter que les philosophes et les philanthropes ne me prêtent l'idée ridicule de vouloir rétablir l'esclavage en France, je crois devoir déclarer que mon travail pour remédier à la misère des ouvriers est déjà terminé, et que je veux reconstituer la famille 5 faisant observer que la famille n'a rien de commun avec la liberté et l'égalité. Je veux surtout constater un fait, et d'une manière si mathématique qu'il ne soit plus permis d'y revenir ; c'est que la misère et la dégradation physique et morale du

peuple

ouvrier libre marchent de

front et en raison directe du progrès de son industrie et de la liberté dont i l jouit ; malgré les taxes des pauvres, les dons, quêtes et impôts de toute espèce, les innombrables établissements de charité, les nombreux hospices pour les malades, les vieillards et les enfants trouvés ; malgré les écoles, l'instruc-


74 tion, les prédications et tous les écrits des philosophes , philanthropes et abolitionistes. Tandis que le bonheur matériel , la tranquillité de l'ame et un beau développement de constitution physique, sont le partage du nègre esclave. Je veux également démontrer que le nègre

ar-

rivé depuis peu de Guinée ou du Congo, dans son état brut, est aujourd'hui plus développé sous le rapport de l'intelligence, que les ouvriers de Lyon , L i l l e , Birmingham ou Manchester, qui habitent des foyers de lumière, et n'ont sous les yeux que des modèles de perfections dans tous les genres ; tandis que les nègres esclaves tirés de leur état sauvage pour être employés à l'agriculture et au défrichement des forêts, n'ont aucun de ces modèles sous les yeux, et ne doivent le développement de leur intelligence qu'à leur état d'esclavage. Cette seconde question, qui va faire sauter sur leurs sièges les philosophes de la civilisation, sera démontrée

aussi mathématiquement

que la pre-

m i è r e ; je prétends par là éclairer les peuples ,


75 et leur prouver l'ignorance ou la mauvaise foi de ces philanthropes abolitionistes , qui prétendent a p porter aux esclaves la liberté et le bonheur, tandis que fauteurs et artisans de d é s o r d r e s , ils ne sont capables de leur apporter que misère et p a u v r e t é , après avoir procédé par l'incendie et la dévastation des propriétés au massacre de la population blanche. Qui croira ensuite à la vérité des phrases philosophiques et philanthropiques de ces hommes, l o r s que j'aurai démontré qu'ils n'ont de sensibilité que pour des maux imaginaires, ou si éloignés, qu'ils seraient certainement

dans l'impossibilité

de les

soulager s'ils existaient, puisque près d'eux, sous leurs yeux, existe l'esclavage le plus positif, la misère la plus profonde, l'abrutissement le plus honteux, une démoralisation sans pareille, enfin une dégradation physique telle, que la classe ouvrière abatardie, menace de ressembler avant peu plutôt à des monstres qu'à des hommes; et dans cette p o sition, ces apôtres de la liberté, qui prodiguent f o l lement leur é l o q u e n c e , leurs larmes, leur argent


76 pour porter le désordre dans les colonies et les pays esclaves de l'Amérique, n'ont ni une parole, ni une larme, ni un écu, pour consoler ou soulager leur semblable, leur concitoyen, leur frère.


L I V R E III.

CHAPITRE

PREMIER.

voltaire, Dolney, J. J.. Rousseau.

Donc vieillards qui nous barrez la route, arrière; vieux siècle! Va-t'en donner mesure au fossoyeur, et garde ton héritage, il y a du sang après !. . . Arrière, disons-nous, et qu'on se dérange pour que l'humanité passe ! ( Victor CONSIDÉRANT, Destinées lociales.)

Condillac prétend qu'un auteur doit se contenter d'énoncer clairement sa pensée sans avoir égard aux préjugés dominants, et qu'un temps viendra, où on ne lui reprochera pas d'avoir bien écrit. Cependant quelque palpable que soit une vérité, je crois qu'il est nécessaire de préparer l'esprit du lecteur


78 imbu de longue date de principes mal définis, et de fausses conclusions, pour qu'il ne s'étonne pas trop à la vue de principes mieux déterminés, et dont les conclusions sont entièrement opposées aux idées dont presque tous les hommes de la génération actuelle sont partisans enthousiastes dès leur e n fance. Il faut, je crois, faire naître le doute dans l'esprit du lecteur sur la valeur des arguments de ses auteurs favoris; détruire le prestige qui les entoure; lui montrer que des principes faux ou des conséquences fausses tirées de principes justes, n'ont pu passer en axiômes que sous la protection d'un style séduisant; le public alors ayant perdu sa confiance aveugle dans leurs sentences, sera dans sa véritable position, qui est celle d'un juge impartial qui demande à être éclairé, et non dans celle d'une partie adverse, qui monte sur le siège, avec la ferme résolution de condamner la partie plaignante, quelle que soit la justice de sa cause. Je dirai la vérité, et j'attaquerai les sottises, les sophismes et les fourberies, partout où je les ren-


79 contrerai, sans avoir égard au talent, au mérite ou à la position sociale des auteurs. Voltaire, J . - J . Rousseau, Volney, se sont élevés dans leurs écrits contre l'esclavage, en faveur de l'égalité et de la liberté ; mais si je démontre que leurs principes sont faux, ou que les conséquences logiques, de principes justes posés par eux, sont en faveur de l'esclavage, j'aurai frappé de nullité leurs sentences et leurs raisonnements, et dès lors les écrivains étant en contradiction avec eux-mêmes ne mériteront plus aucune confiance ; i l en sera de même de Fourier, V . Considérant, F . de Lamennais, P . L e r o u x , etc. Selon Voltaire, l'esclavage est aussi ancien que l'homme ; car i l dit dans son Dictionnaire philosophique, en parlant des esclaves : « L'esclavage est aussi ancien que la guerre, et la guerre est aussi ancienne que la nature humaine. » Il est impossible d'indiquer plus clairement que l'esclavage tient à l'organisation de l'homme, car dans lui et en même temps que lui la pensée de guerre et d'esclavage. Maintenant les déclamations de Voltaire contre


80 l'esclavage et la servitude sont sans la moindre v a leur, puisqu'il vient d'établir que l'esclavage était inhérent à notre organisation. N'est-il pas peu r a tionnel de dire que la règle de conduite que Dieu nous a imposée par notre organisation nous mène au mal, tandis que celle-là seule que nous prêchent les p h i losophes et les philanthropes nous mène au bien. Tel serait cependant notre raisonnement après avoir admis une loi naturelle, si nous disions qu'il ne faut pas la suivre. L e patriarche de la philosophie moderne est-il plus habile, quand i l définit le droit de posséder, et lorsqu'il a tiré ses conséquences, est-il d'accord avec lui-même? Pas davantage. Voici ce qu'il dit dans son Traité

de politique et de législation,

à l'article du

droit. Pourquoi Gilbraltar qui appartint autrefois aux Maures, appartient-il aujourd'hui aux Anglais? C'est qu'ils l'ont pris. Pourquoi le gardent-ils? Cest qu'on n'a pu leur ôter : alors on est convenu qu'il leur resterait, la force et la convention donnent l'empire. L e philosophe do Ferncy a commis une erreur en


81 disant que la convention a contribué à donner l ' e m pire ; la convention n'a rien donné, et n'a pas contritribué à donner, puisque la force avait tout établi. Les Anglais gardent Gilbraltar, parce qu'on n'a pu leur ôter; la convention qu'on nomme traité de paix, qui leur reconnaît le droit de posséder cette forteresse, n'est pas autre chose qu'une trève qui maintient un statu quo déterminé, pendant la durée de laquelle les combattants se reposent un instant, et préparent ostensiblement ou secrètement de nouvelles forces, ou de nouvelles alliances pour recommencer le combat quand ils croient le moment o p portun ; et en établissant le droit de posséder sur la force, Voltaire a en outre mal défini le principe de la puissance, comme je le démontrerai au livre du droit naturel ; i l a réellement pris le levier pour le moteur, qui est l'intelligence ; car c'est elle qui a réuni et dirigé la force pour prendre et conserver Gilbraltar. Cependant cet écrivain, colosse à la tète dorée et aux pieds d'argile, après avoir établi son droit de posséder sur la force, raisonne un instant après en 1. 6


82 contradiction avec ce principe ; i l accuse d'usurpation la puissance romaine actuelle, qui avait agi conséquemment au seul droit légitime qu'il reconnaît. Dans une question parfaitement semblable, i l a deux poids et deux mesures,

ce qu'il approuve

dans les Anglais qu'il aime, i l le condamne dans le pape qu'il déteste. Oh ! monsieur de Voltaire, vous avez engagé v o tre perruquier à ne faire que des perruques;

com-

ment ne s'est-il pas trouvé quelqu'un de votre temps, qui vous ait engagé à ne faire que des vers, et à laisser de côté l'histoire, la philosophie, la politique, la physique et la législation. Je ne veux pas terminer cet aperçu des principes et de la manière de raisonner de Voltaire, sans donner copie d'une lettre de ce philosophe libéral à M . Michaud, armateur de Nantes, qui lui avait donné un intérêt de cinq mille livres dans son navire n é grier le Congo. « Je me félicite avec vous du succès du navire le Congo qui est arrivé fort à propos sur la côte d'Afrique , pour soustraire à la mort tous ces malheureux noirs. Je sais d'ailleurs que les n è -


83 gres embarqués sur vos bâtiments, sont traités avec autant de douceur que d'humanité, et dans cette circonstance, j ' a i à me réjouir d'avoir fait une bonne affaire en même temps qu'une bonne action. » Voltaire déclare que la traite est une bonne action, nous verrons au livre où je considère la traite comme un grand acte d'humanité, que cette fois Voltaire était dans la ligne de vérité. Dans ses Ruines, ouvrage tant admiré par une masse qui lit toujours sans comprendre ce qu'elle lit, Volney pose en principe que l'homme n'a reçu de la nature que l'amour de s o i , le désir du bien ê t r e , l'aversion de la douleur ; i l dit que ces trois qualités le retirèrent de l'état sauvage, et que l'amour de soi devint le principe des sociétés, que les hommes s'associèrent, s'aidèrent ; ensuite, ils élèvent des troupeaux; plus tard ils se livrent à l'agriculture, construisent des hameaux, des villes, forment

des

peuples, des nations et développent leurs facultés. Mais alors, les hommes saisis de l'attrait des objets qui flattent leurs sens, se livrent à des désirs effrénés, le fort s'élève contre un homme faible, deux faibles


84 se réunissent contre un fort, et deux forts se r é u nissent contre deux faibles ; enfin les forts s'unirent contre les faibles pour les dépouiller, et i l ajoute que l'amour de soi modéré et prudent est un p r i n cipe de bonheur et de perfection ; mais qu'aveugle et désordonné , c'est un poison corrupteur, et que la cupidité, fille de l'ignorance, s'est rendue cause de tous les maux. Ce que je trouve de plus admirable dans cet assemblage d'idées et de mots, c'est que les hommes avaient des hameaux, des villes, des champs e n semencés , des troupeaux, formaient des peuples et des nations, et n'avaient ni lois, ni conventions expresses ou même tacites pour donner le droit de p r o p r i é t é , régler l'organisation de la famille,

du

hameau , de la ville , de la nation, et fixer les l i m i tes du droit de chacun ; car selon Volney, ce n'est qu'après être arrivés à cet état de choses, qu'ils se firent de rudes guerres; mais enfin,

fatigués des

maux qu'ils se causaient réciproquement, ils soupirèrent après la paix ; alors, tout à coup , ces h o m mes se réunissent, ils font des lois pour arrêter


85 les envahissements des hommes forts, et les h o m mes forts tout enflammés de cupidité , deviennent les meilleures gens possibles ; ils consentent à nommer des arbitres pour arrêter leurs envahissements. C'est alors seulement que les nations songent à établir des conventions tantôt tacites, tantôt expresses, qui donnent les règles d'action, la mesure de leurs droits, la loi de leurs rapports réciproques ; ensuite l'âge d'or arrive, et la cupidité trouve son correctif dans l'amour de s o i - m ê m e . Pour tâcher d'ajuster de pareilles idées avec le sens .commun, le philosophe a été obligé de poser cet autre principe 5 « dans l'enfance des nations, quand les hommes vivaient dans les forêts, soumis aux mêmes besoins, doués des mêmes facultés, ils étaient presque tous égaux en force ; l'égalité o r i g i nelle, à défaut de convention, maintenait la liberté des personnes et produisait les bonnes mœurs et l'ordre. » E n admettant que cette égalité originelle pouvait chez les peuples suppléer à l'absence totale de lois et de conventions tacites ou expresses, il me sem-


86 ble que Volney aurait du prendre

la peine

de

démontrer l'existence d'une situation qui est c o m plètement opposée à la nature de l'homme tel que nous le voyons; non seulement il n'en a rien fait, mais encore, i l nous a déclaré tout le contraire, et que les hommes étaient inégaux dès le principe, puisque les hommes forts opprimaient les faibles , et les faibles se réunissaient contre les forts, ce qui selon lui a suscité de rudes guerres et les a amenés à l'établissement de la l o i . E n vérité, je ne sais sur quelle observation V o l ney qui a beaucoup voyagé, a pu fonder son p r i n cipe de l'égalité originelle, est-ce sur l'enfance des nations et sur leur existence dans les forêts ? Mais tous les voyageurs qui ont visité les tribus sauvages de l'Amérique, de l'Océanie et de l'Afrique,

ont

reconnu que les hommes de ces tribus naissent i n é gaux en force physique et en intelligence, tout comme les hommes qui naissent chez les peuples civilisés; ils sont tous doués à peu près de besoins semblables et de facultés à peu près semblables ; mais ces besoins et ces facultés n'existent pas chez


87 les hommes à un degré d'égalité, il est donc c o m plètement faux de prétendre que les hommes étaient doués des mêmes facultés, et étaient presque tous égaux en force , parce que les nations étaient dans l'enfance et que les hommes vivaient dans les forêts. Tous les raisonnements des Ruines sont établis sur ce principe, sur un homme tel qu'il n'existe que dans le cerveau de l'auteur, car l'homme vrai ne ressemble en rien à celui de Volney ; ainsi donc, tous ses raisonnements, toutes ses applications, s'appuyant sur un faux principe, s'écroulent avec la base, sans qu'il puisse rester debout une seule pierre de son édifice. Cependant,

i l faut

reconnaître

que

Volney n'a rien inventé, i l n'est que l'écho d'un génie qui lui a raconté toutes ces belles choses ; mais avant de les répéter, s'il avait réfléchi seulement cinq minutes, il aurait reconnu que le génie qui lui parlait ne raisonnait pas juste. J . J . Rousseau en plaçant la cause d'inégalité e n tre les hommes, et par conséquent la source du p o u voir dans la force du corps et de l'intelligence, a


88 mieux défini et justement posé le principe; mais dans ses raisonnements, i l a fait des suppositions qui dépassent les limites de l'absurde , quand on les compare au caractère qu'il donne un instant auparavant à l'homme dans l'état de nature ; ses conclusions se ressentent doublement de ces suppositions qui lui étaient nécessaires pour ne pas conclure conséquemment avec son principe et le développement qu'il nous donne de l'état naturel. L'académie de Dijon avait proposé la solution de la question suivante : « Quelle est l'origine de l'inégalité entre les hommes, si elle est autorisée

par la loi natu-

relle ? " J . J . Rousseau répond : Il y a deux sortes d'inégalités, l'une qu'on nomme naturelle ou physique, et qui est établie par la force du corps et de l'intelligence ; l'autre qu'on nomme morale ou politique, qui dépend des conventions ; et il ajoute, on ne peut demander quelle est la source de l'inégalité naturelle, parce que la réponse se trouverait énoncée par la simple définition du mol.


89 Ces principes de Rousseau sont incontestables, tout le monde les admet, i l est impossible de mieux poser, de définir mieux et plus clairement les causes d'inégalités. 1° Par la loi naturelle et le droit qui en d é c o u l e . 2° P a r l a l o i positive et le droit qui en d é coule. Après cela, si ce philosophe est arrivé à une conclusion aussi peu logique que celle qu'il nous donne, c'est parce qu'il a voulu appliquer individuellement aux hommes qui font partie de la masse intelligente qui gouverne une s o c i é t é , la règle qui appartient à l'homme individuellement dans l'état de nature. On ne peut, d i t - i l , demander quelle est la source de l'inégalité

naturelle, parce qu'elle est dans la dé-

finition du mot; c'est à dire dans la loi naturelle , autrement

l'organisation

de l'homme;

hé bien!

n'est-ce pas là une réponse complète à la demande de l'académie de Dijon? L a l o i naturelle ayant établi une inégalité, cette inégalité

engendrant une autorité, cette autorité

imposant la loi positive, comment pourra-t-il d é -


90 montrer que l'inégalité de convention n'est pas autorisée par la loi naturelle? Il nous dit donc qu'il y a deux sortes d'inégalités, l'une naturelle qui est la conséquence de l'inégalité de force et d'intelligence, et que la définition du mot indique quelle en est la source. O r , la définition du mot naturel est que l'inégalité est dans la nature de l'homme ; en exerçant le droit qui découle de cette loi d'organisation, l'homme fort qui fait sentir sa force au faible, n'agit donc qu'en conséquence de la loi d'organisation ; l'autre qui est l'inégalité de conventions, et nous verrons plus tard que l'inégalité de conventionné peut être que la conséquence de l'inégalité naturelle. Rousseau nous dit que dans l'état de nature , les hommes s'observaient, et que le résultat de ces o b servations fut que l'amour du bien être était le seul mobile des actions humaines. Ces principes sont identiques avec ceux que je pose au livre du droit naturel. Ainsi de l'amour de s o i , du bien être de soi,

que nous nommons égoïsme , le philosophe de

Genève fait la p r e m i è r e conséquence de la loi naturelle. L'homme distinguait, d i t - i l , les circonstances


91 où l'intérêt de son semblable devait lui faire compter sur son assistance, et celle où la concurrence devait l'engager à se défier de lui. Voyons comment il se conduisait dans ces deux positions. Dans la p r e m i è r e , dit-il, les hommes se réunissaient; dans la seconde chacun cherchait à prendre son avantage, soit à force ouverte, s'il croyait p o u voir le faire, soit par adresse ou subtilité, s'il se sentait le plus faible. L a mort, la fuite, ou la soumission d'une des deux parties, devaient donc seules amener la fin de la lutte ; car ces hommes étaient féroces et vigoureux, ajoute Rousseau un peu plus loin , et ils savaient que pour prendre les objets qui étaient au pouvoir de leur semblable, i l fallait livrer un combat opiniâtre. O r , quand même ces objets n'auraient pas été d'un besoin indispensable pour ceux desquels on les réclamait, ils ne les auraient pas cédés, car ces hommes féroces et vigoureux n'avaient que leur bien être pour mobile de leurs actions. Jusque là les hommes sont isolés, vivent à l'air, couchent sous un arbre ou dans des cavernes ; peu


92 après Rousseau leur fait construire des cabanes, et i l dit que la construction des cabanes consacra l'établissement de la propriété. Cependant, un peu plus loin, i l prétend que les lois ne furent établies que bien longtemps après celte époque, après l'invention de la métallurgie. I l me semble que le philosophe se trompe ; i l tombe dans la même erreur que son confrère Volney; car l'établissement de la propriété ne peut être consacré que par une loi ; et puisqu'il n'y avait pas de lois, il n'y avait pas de propriétés ; car ces individus n'ayant de règle que leur bien être, celui dont la cabane était t o m b é e , ou qui n'en avait pas, devait prendre celle de l'homme plus faible qui en occupait une. Jean-Jacques nous dit que cet é t a blissement donna lieu à des combats, à des querelles ; cela se comprend aisément par suite de la position de ces hommes, qui n'avaient ni foi, ni l o i . Il dit encore que l'habitude de vivre dans des cabanes leur fit perdre quelque chose de leur férocité et de leur vigueur: de là je conclus que ces hommes étaient féroces et vigoureux. Il dit que cette habitude fit naître l'amour conjugal et l'amour paternel, d'où je


93 conclus encore que l'amour conjugal et l'amour p a ternel ne sont pas des sentiments naturels, puisqu'ils n'existaient pas dans le premier état de nature, p e n dant les siècles qui ont précédé la construction des cabanes. L e philosophe de la nature, comme on le nomme, ne traite pas mieux l'amour maternel ; i l nous dit dans sa première partie, après avoir parlé de l'union des sexes : « L e besoin satisfait, les deux sexes ne se reconnaissaient plus, et l'enfant même n'était plus rien à la mère sitôt qu'il pouvait se passer d'elle; » i l est bien clair, d'après cela , que l'amour maternel n'est pas un sentiment naturel, mais que c'est un sentiment bâtard et factice produit par la civilisation. Je laisse aux femmes à juger, comme amantes et comme mères, la valeur du sentiment de J . - J . Rousseau, et s'il est aisé d'oublier le père de son enfant et son enfant. Cependant c'est cette époque de l'existence de l'homme, que ce grand appréciateur du cœur h u main prétend être la plus belle et la plus heureuse pour l'espèce humaine. Un instant après i l suppose que ces hommes féro-


94. ces et vigoureux, dont le bien être est le seul mobile, sont réunis en bourgades et en nations ; alors i l en fait de vrais pastoureaux qui dansent devant des c a banes ou autour d'un grand arbre ; les garçons font l'amour aux filles, et les filles se laissent faire ; mais elles donnent la préférence à celui qui l'emporte par la danse et le chant ; car la danse et le chant sont les enfants de l'amour et du loisir, dit le philosophe. Ce tableau, qui n'a rien d'extraordinaire, et qui nous représente une scène populaire un jour de fête dans tous les villages de France, est passablement burlesque placé en cet endroit; mais l'idée la plus contraire au sens commun est que ces hommes f é r o ces, vigoureux et rusés, qui n'ont pourmobile de leurs actions que leur bien être, vivaient réunis en familles, en bourgades, en nations, sans lois pour constituer la famille, la bourgade, la nation; sans chef, sans direction, car la moindre autorité positive est la conséquence d'une loi ou d'une convention ; comment ces hommes pouvaient-ils être chefs de famille sans autorité ; avoir une famille, lorsque la femme du f a i ble pouvait être enlevée par le fort, et que le lende-


95 main elle pouvait devenir la proie du plus r u s é ? enfin comment pouvaient-ils être propriétaires v o i sins et riverains sans aucun droit de propriété ? puisque, selon Rousseau, ce n'est que longtemps après que les lois furent établies. Dans ses conclusions, le philosophe de Genève nous dit que c'est par les lumières de la raison qu'il a exposé l'établissement des sociétés ; cela n'est certainement pas vrai, ou le vase qui contenait la raison du philosophe était grandement fêlé ; car jamais la raison humaine n'admettra que des hommes féroces, vigoureux et rusés, qui n'ont d'autre mobile que leur intérêt, qui ont mille points de contact, de concurrence, de jalousie, puissent vivre réunis pendant des siècles, sans lois, sans conventions, et passent tranquillement leur vie à danser autour d'un grand arbre, et à faire l'amour aux jeunes filles. S'il était possible de réunir d'un coup de baguette, dans cent cabanes voisines, deux cents individus des deux sexes possédant les qualités que Rousseau donne aux hommes de la nature, le soleil, qui pour la p r e mière fois en se levant aurait éclairé un pareil spec-


96 tacle, ne se coucherait pas sans avoir été témoin d'une scène de carnage, après laquelle des lois a u raient été établies par le vainqueur. Dans une supposition, i l est permis d'approcher des limites de l'absurde, mais jamais i l n'est permis de les dépasser, encore moins d'établir ses raisonnements sur de semblables suppositions. Faire ressortir aux yeux du lecteur cette

manière de

raisonner

de

J . - J . Rousseau, me semble donc une critique suffisante ; aussi je vais passer à ses conclusions.


C H A P I T R E II.

J . - J . Rousseau conclut en disant : 1° « Que l'inégalité étant presque nulle dans l'état de nature, elle ne tire sa force que du développement de l'intelligence et des progrès de l'esprit humain , et qu'elle devient stable et légitime par l'établissement de la propriété et des lois. » 1.

7


98 2° « Que l'inégalité morale ou politique est c o n traire au droit naturel, toutes les fois qu'elle ne concourt pas en même proportion avec l'inégalité physique , et qu'il est contre les lois de nature, qu'un enfant commande à un vieillard, et qu'un imbécille conduise un sage. » N'en

déplaise aux admirateurs

du philosophe

genévois, jamais personne n'a fait un pareil gâchis. Comment d'abord peut-il conclure que l'inégalité était presque nulle dans l'état de nature, quand i l reconnaît que la source de l'inégalité est dans la force physique , et dans l'intelligence ; quand dans ses raisonnements,

i l représente l'homme comme

étant féroce, vigoureux et méfiant, n'ayant que son bien être pour mobile de ses actions, prenant à ses semblables ce qui lui plaisait, soit à force ouverte , soit par ruse, et leur disputant sa nourriture. Comment Rousseau peut-il conclure que dans une situation pareille, l'inégalité était presque nulle? Mais au contraire , cette inégalité devait être aussi grande que possible, puisqu'elle reposait entièrement sur la force et la ruse, et puisqu'il n'y avait pas de lois pour ar-


99 rêter l'essor, ou contrebalancer l'effet de ces qualités, elle était de tous les instants, d'individu à individu ; elle se faisait sentir toutes les fois qu'un homme en abordait un autre ; celui qui se reconnaissait le plus faible, devait craindre sans cesse de se voir enlever sa femme, son arc et ses flèches, sa massue, son canot ou ses filets. L a vue seule d'un homme plus fort devait l'engager à fuir, ou à se cacher ; car i l ne possédait réellement r i e n , tant que cet homme supérieur en force était auprès de l u i . E h bien ! dans celle position, Rousseau déclare que l'inégalité est presque nulle ; c'est véritablement une dérision, et i l se trouve des éditeurs de ses ouvrages, des professeurs de droit (1), qui lui donnent la qualité de vigoureux logicien. Notre philosophe dit donc, en concluant sur le premier principe : L'inégalité presque nulle dans l'état de nature, est devenue légitime par l'établissement de la propriété c l des lois. D'après cela, i l est bien clair que Rousseau prétend que l'inégalité, qui existait dans l'état de nature, n'était pas l é g i (1) Lherminier.


100 time, puisqu'elle n'est devenue légitime, que par l'établissement des lois positives ; et cependant en posant ce principe, i l a établi que l'inégalité était naturelle, qu'elle était inhérente à notre organisation. Comment un homme sensé peut-il dire que ce qui est naturel, que ce qui fait partie de notre organisation , qui est inhérent à la création de l'homme , n'est pas légitime. E n suivant ce singulier raisonnement, on voit que l'inégalité naturelle établie par les forces du corps et de l'intelligence, a été illégitime jusqu'à l'établissement de la loi positive ; c'est à dire que l'homme fort et intelligent n'a possédé qu'une force illégitime, jusqu'à l'instant où la loi positive est venue sanctionner la possession qu'il tenait de Dieu et de la nature. Ce raisonnement est passablement bizarre, cependant celui qui le suit, ne lui cède en rien. Donc d'après J . - J . Rousseau, l'inégalité naturelle pour être légitime , a eu besoin d'être légitimée; et par qui l'a-t-elle été ? par l'établissement de la p r o priété et des lois positives. Comment a été établie la


101 loi positive ? Rousseau nous dit que les lois et la propriété furent établies par suite du développement de l'intelligence des hommes , et des progrès de l'esprit humain. A i n s i , comprenons le bien, c'est le développement de l'intelligence qui a augmenté

l'inégalité

déjà illégitime qui existait dans l'état de nature ; ce développement qui augmentait un mal illégitime qui existait dans l'état de nature , était lui-même un mal illégitime, puisqu'il a fallu la loi positive pour l é g i timer le tout ; mais cette loi positive, qui était-elle ? elle était la fille du développement de l'intelligence , et des progrès de l'esprit humain, lesquels étaient illégitimes. Voilà donc la conséquence plus vicieuse que le raisonnement, qui l u i - m ê m e est plus vicieux que le principe, qui se trouve la faculté de légitimer le raisonnement

et

le

principe. O h ! mais citoyens,

J . - J . Rousseau, où avez-vous été chercher l'idée qu'un enfant bâtard pourrait légitimer son p è r e , et son grand p è r e , qui seraient tous deux b â t a r d s , et en outre se légitimer lui-même ? E n vérité on peut


102 nommer celle conclusion la trinité du déraisonnement. Ce n'est pas tout ; les lois positives n'étant qu'une conséquence

du développement

de l'intelligence

dans l'état de nature, et ce développement n'étant qu'une conséquence de l'organisation de l'homme , c'est à dire de la loi naturelle, l'établissement des lois qui fixent l'inégalité entre les hommes, n'est donc qu'une conséquence de la loi naturelle ; or si les lois établissent qu'un enfant pourra commander à un vieillard, qu'un imbécille pourra conduire un sage, de prime abord ces lois peuvent bien ne pas paraître raisonnables ; mais elles n'en sont pas moins un produit de la loi naturelle, puisque c'est par suite de la loi de la nature que l'intelligence se d é v e loppe et établit des lois positives ; i l n'est donc pas juste de dire que les lois que Rousseau lui-même a établies, comme des conséquences directes et forcées de la loi naturelle, ne sont point autorisées par la loi naturelle. A u livre du droit naturel, je démontrerai que l'erreur de Rousseau vient de ce qu'il raisonne sur


103 la position de l'homme dans les sociétés comme s'il était isolé, et dans l'état de nature, en comparant seulement un individu à un autre individu , tandis que dans l'état de société, i l ne devrait raisonner sur les hommes, qu'en saisissant les masses, et en comparant la masse intelligente qui gouverne à la masse moins intelligente qui est gouvernée, et i l verrait que jamais la masse des enfants n'a c o m mandé

à la masse des vieillards, et que la masse

des imbécilles n'a jamais dirigé la masse des sages. Je termine cette critique par deux citations de J . - J . Rousseau , pour faire comprendre aux d é m o crates républicains, et aux libéraux du jour, que cet homme n'éprouvait aucune sympathie pour la d é mocratie ou pour la liberté. Dans sa lettre 722 à M . Divernois, i l lui dit : » Vous avez pu voir dans le contrat social, que je n'ai jamais approuvé la démocratie. » E t dans sa lettre au marquis de Mirabeau, i l s'exprime ainsi: « Voici le grand problème en p o l i t i que, que je compare à celui de la quadrature du cercle en géométrie, trouver une forme de gouvernement qui mette la loi au dessus de l'homme, si


104 malheureusement cette forme n'est pas trouvaille, et j'avoue ingénument que je crois qu'elle ne l'est pas ; mon avis est qu'il faut passer à l'autre extrémité, et mettre tout d'un coup l'homme autant au dessus de la l o i , qu'il peut l'être. Par conséquent, établir le despotisme arbitraire, le plus arbitraire possible , je voudrais que le despote pût être Dieu. » E n voilà assez, je pense, pour donner une idée de la justesse des raisonnements de ces trois chefs de la philosophie du dix-huitième siècle; en critiquer un plus grand nombre, m'écarterait trop de mon sujet ; d'ailleurs ils sont tombés dans les mêmes erreurs, soit sur le principe, soit dans leurs raisonnements : je vais donc

passer

aux philosophes

et réformateurs les plus célèbres du dix-neuvième siècle.


L I V R E IV.

CHAPITRE

PREMIER.

J.DeLamennais.

11 y a un homme qui a paru insensé après qu'il a Ole élevé en un rang sublime ; car s'il avait eu de l'intelligence, il aurait mis la main sur sa bouche. (Proverbes, chap. 3, verset 32.)

Parmi les ouvrages bizarres de notre é p o q u e , celui qui l'emporte en originalité, est le livre intitulé : Paroles d'un Croyant; le Livre du Peuple, du même écrivain, n'en est que l a conséquence. Les mots égalité , fraternité, l i b e r t é , ne sont là que pour


106 éblouir les personnes qui se contentent d'examiner la surface , et ne sondent pas la pensée. L e nouveau prophète se réveille aux cris de l'humanité souffrante , i l prédit le passé , le présent et l'avenir , avec un style oriental et apocalyptique ; i l passe en revue toutes les puissances de la terre, et il ne les épargne pas; i l raconte la misère du peuple, et lui donne les moyens de sortir de son état de pauvreté. Ces moyens, qui ne sont pas nouveaux, sont l'égalité, la liberté, la fraternité , fondées sur l'amour de Dieu. Les princes ou les juges ne sont que les mandataires du peuple , Dieu seul est le maître : la pensée de M . de Lamennais n'est donc qu'une théocratie pure ; c'est le gouvernement des Hébreux. Cette forme de gouvernement en vaut bien une autre , et nous ne voyons pas que les peuples gouvernés de cette manière aient été plus malheureux que les autres peuples ; cependant, si telle était la pensée de M . de Lamennais, pourquoi ne l ' a - t - i l pas franchement exprimée , pourquoi l u i , si audacieux quand i l attaque les rois et les pontifes dont


107 il n'a rien à craindre, hésite-t-il à se prononcer clairement? manquerait-il du courage de l'intelligence? aurait-il craint de voir la masse faire un mauvais accueil à sa pensée? aurait-il eu peur de se voir isolé entre la puissance qu'il attaquait, et le peuple dont i l voulait seulement changer la selle et la bride ? Voyons un peu quelle est l'opinion de Victor C o n sidérant sur cet écrivain. « M . de Lamennais , dit— « i l , qui décore chacune de ses pages du mot de « l i b e r t é , qui se sert des tendances à la liberté pour « faire une critique admirablement poétique de ce « qui est, n'en arrive pas moins contradictoirement « à ce principe, à la même conception que les saints« simonniens, à la théocratie catholique, c'est ce « qui résulte fort

clairement des

Paroles d'un

« croyant, non pour tous ceux qui parlent de ce « l i v r e , tant s'en faut ; mais pour ceux qui l'ont « compris, autant du moins que le croyant s'est « compris lui-même. » Cette opinion doit acquérir une force nouvelle, en lisant le Livre du Peuple ; à la v é r i t é , M . de


108 Lamennais fait sortir tout pouvoir du peuple, i l dit que les princes ne doivent pas commander, qu'ils ne doivent qu'obéir, que s'ils cessent d'obéir au peuple , le peuple doit les casser comme des mandataires infidèles ; mais i l dit aussi, vous n'avez d'autres maîtres que Dieu ; et à l'exemple de Mahomet, s'il n ' a joute,

et

F . de Lamennais est son

prophète,

c'est qu'il le regarde comme inutile, puisqu'il

en

exerce déjà les fonctions. Ce ne sont, en vérité, ni les visions ni les prophéties qui manquent dans son ouvrage. J'ai en horreur les phrases au moyen desquelles on se moque de nous , bonnes gens , depuis je ne sais combien de siècles. Je préfère la moindre d é monstration mathématique

à un gros in-folio de

sentences et de phrases sonores qui ne disent rien positivement, véritable apocalypse que chacun peut interpréter comme i l lui plaît et appliquer à tout, selon les passions dont i l est animé. A i n s i , à toutes les jérémiades de M . de Lamennais racontant p o é tiquement les malheurs des indigents, je préfère ce simple rapport d'un préfet du département du Nord


109 au ministre de l'intérieur. L a population du département s'élève à neuf cent soixante-deux mille i n dividus, le nombre des indigents à la charge de la charité publique, est de cent soixante-dix mille sept cents. L a misère est attribuée à l'insuffisance des salaires et au grand développement de l'industrie ; cela est clair et positif, et nous indique l'étendue et l'origine du mal. Mais au lieu de faits positifs, si le préfet avait donné des sentences plus ou moins belles, s'il était allé chercher tous les animaux à deux et quatre pattes , tous les grands et petits oiseaux, la terre et l'air, le feu et l'eau , le paradis et l'enfer pour faire au ministre de l'intérieur des phrases et des comparaisons , aurait-il été possible de comprendre le mal et son origine ? aurait-il été possible de faire l'application d'un remède quelconque ? C'est cependant ce qu'a fait M . de Lamennais. Après avoir raconté la misère des hommes, de manière même à ne pas comprendre ce qu'il entend par misère, i l propose comme un excellent moyen pour détruire l'indigence, d'employer le système de l'égalité, de la liberté et de


110 la fraternité, fondé sur l'amour de Dieu , sans autre moyen d'action. Tire-toi de là, bon peuple, si tu peux, j'espère que voilà un conseil plein de sagesse qu'on te donne; et maintenant mieux éclairé par le Livre du Peuple, ne te plains plus de ta misère, car si tu n'as pas de pain , c'est ta faute , on l'a donné le moyen ; fais de la fraternité , de l'a liberté et de l'égalité , unis tout cela avec de l'amour de D i e u , tu entends, de Dieu ton m a î t r e , dont le prophète en fonction est M . de Lamennais, et toutes choses t'arriveront en abondance. Mais p e u t - ê t r e diras-tu , c'est une vieille idée que la liberté, l'égalité et la fraternité, voire même l'amour de Dieu, feu M . de Robespierre nous a donné tout cela avec l'Être s u p r ê m e , et nous n'avons pas été plus heureux après avoir inscrit ces mots sur toutes les portes et sur tous les poteaux des portes de France. Mais crois-tu donc, peuple, que ton prophète ait eu la volonté de te donner du nouveau? Non en v é r i t é , c'est une vieille masure lézardée, dont i l a caché la vétusté avec un peu de plâtre ; ne vois-tu pas que chacun ici bas joue la comédie à tes d é p e n s ,


111 tel avec l'épée de César , tel autre à l'exemple de Caïus ou de Tibérius Gracchus ; d'autres enfin, nouveaux Samuels ou Jérémies en prophétisant : ce sont ces derniers qui courent la chance de recevoir le moins de reproches ; car ils prédisent de si loin, qu'il y aura longtemps qu'ils seront tombés dans l ' o u b l i , quand lu l'apercevras qu'ils se sont moqués de toi. Ne vois-tu pas

que

ton prophète ne croit pas au

Dieu qu'il invoque, et dont i l te prêche l'amour comme pivot de son système ; ne vois-tu pas enfin qu'il fait de ce Dieu un être impuissant et maladroit ; écoute donc , et après t'avoir démontré cela, à le toucher avec le doigt, je t'expliquerai son langage orné des mots liberté , égalité , fraternité , et au fond de sa pensée tu ne trouveras que l'esclavage. M . de Lamennais croit, d i t - i l , au Dieu tout puissant, créateur du ciel et de la terre et du premier homme, au Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, au Dieu qui donna ses lois à Moïse sur le mont Sinaï ; il croit au Christ, fils de D i e u , annoncé par les p r o phètes, promis par Dieu pour racheter les hommes du péché ; i l ne peut pas ne pas croire à tout cela,


112 puisqu'il dit que le christianisme est la vraie religion. Mais s'il y croit, comment se fait-il qu'il se place directement en opposition avec les commandements de son Dieu. S i je démontre cette opposition, il faudra nécessairement taxer M . de Lamennais d ' i r r é flexion ou de mauvaise foi ; or, n'est-ce pas un s i n gulier prophète que celui qui prédit l'avenir, et qui se trompe complètement sur le passé. Dans ces deux cas, ses doctrines seront sans valeur, et i l ne restera plus de bon que quelques sentences, plus ou moins bonnes, répétées à satiété dans tous les tons par des philosophes qui, la plupart du temps, ne se c o m prennent pas. Dans son chapitre septième des Paroles

dun

croyant, le prophète nous dit : « Dieu n'a fait ni petits, ni grands, ni maîtres, ni esclaves, ni rois, ni sujets; i l a fait tous les hommes égaux. » Comment peux-tu dire, croyant, que Dieu n'a fait ni maîtres, ni esclaves ! De quel Dieu parles-tu donc ? ce n'est sans doute pas du Dieu tout puissant, du père du Christ, du Dieu de Moïse? S i c'était de l u i , tu nous ferais croire que tu as entièrement oublié ta religion


113 et les commandements que Dieu a donnés à son peuple, lesquels n'ont pas changé, car le Christ nous a dit : qu'il n'était pas venu

changer la l o i , mais

l'accomplir. Regarde le livre de cet ouvrage sur le droit divin, tu verras les textes de l'Exode et du L é v i tique, par lesquels Dieu ordonne et règle l'esclavage! Lis le deuxième chapitre du même l i v r e , lu verras que le Christ enjoint d'obéir à la puissance temporelle, qu'il ordonne de rendre à César ce qui appartient à César, et à Dieu ce qui appartient à Dieu ; tu verras aussi ta condamnation prononcée

claire-

ment par les apôtres Pierre et Paul.

Au chapitre dix-neuvième des mêmes Paroles, tu nous dis : « Tous naissent égaux ; nul, en venant au monde, n'apporte avec lui le droit de commander. » Cela est non seulement faux en droit naturel, comme je le démontrerai, mais est également faux en droit divin, comme je vais le prouver, et en opposition manifeste avec les commandements du D i e u , sur l'amour duquel tu fondes ton système ; car ce Dieu dit dans l'Exode, chapitre X X I , verset 4 , en par1.

8


114 lant de l'Hébreu devenu esclave d'un autre Hébreu : Mais si le maître

lui a donné une femme, et si

cette femme lui a donné des fils ou des filles , la femme et les enfants appartiennent au

maître.

L e même Dieu a dit des esclaves Gentils, Lévitique, chapitre X X V , verset 4 5 : Et vous les laisserez à vos enfants par droit

héréditaire.

E s t - i l possible de s'expliquer plus clairement que ne le fait le Dieu des Juifs et des chrétiens dans ces deux commandements? Comment après c e l a , p r o phète, peux-tu avancer que Dieu n'a fait ni maîtres, ni esclaves, qu'il a fait tous les hommes égaux, que nul, en venant au monde, n'apporte le droit de commander, et qu'ils naissent tous égaux, quand Dieu dit : « Que l'enfant né d'un Hébreu, esclave temporaire, et de la femme donnée par le maître, appartiendra au maître, et sera esclave par le fait même de sa naissance. » Comment peux-tu dire que tous naissent égaux , que nul, en venant au monde, n'apporte le droit de commander, quand Dieu dit : « Que l'enfant du maître héritera des esclaves de son père. »


115 Ainsi en venant au monde, après la mort de son père, cet enfant est reçu dans les bras de ses esclaves, qui sont sous sa dépendance par le fait même de sa naissance. Ose donc répéter maintenant que Dieu a fait tous les hommes égaux, et que nul, en venant au monde, n'apporte avec lui le droit de commander ! Dans le chapitre premier du Livre du peuple, tu dis qu'il y a trop de maux et des maux trop grands; parmi ces maux dont tu accuses les hommes, tu comptes l'esclavage, et tu dis : « E n certains temps, en certains pays, l'homme est devenu propriété de l'homme. » Si c'est un m a l , p r o p h è t e , ce n'est point sur l'homme, mais bien sur ton Dieu que retombent tes reproches. E n parlant de ces maux, tu nous dis que ce n'est pas ce que Dieu a voulu ; tu viens de voir cependant qu'il a positivement réglé et ordonné l'esclavage.

Dans ton introduction au Livre du peuple, tu nous dis que les douleurs et les souffrances ne vien-


116 nent pas de Dieu ; c'est une grande erreur, car les souffrances, les douleurs, les maladies, la mort, sont une conséquence de notre organisation ; et, en nous donnant la vie, Dieu nous y a soumis, aussi bien qu'il nous a donné la vie, les plaisirs, la santé et les jouissances.

Tu dis que deux fois il a donné la l o i , et que deux fois la loi a été méconnue, que l'humanité a dévié de ses voies. Par cela, i l est vrai, tu excuses Dieu ; mais tu attaques sa toute-puissance. L e Dieu dont tu parles n'est pas le Dieu de Moïse, car si c'était c e lui-là, apprends, vieillard , que de ta t ê t e , blanchie par les années, i l ne tombe pas un cheveu que ce ne soit par un effet de sa volonté ; que tout ce que l'homme peut goûter de bonheur ou éprouver de douleur sur la terre, i l ne le goûte ou ne l'éprouve que par sa volonté ; que rien ne peut arriver en opposition ou en contradiction avec celle volonté, autrement i l ne serait plus Dieu ; le véritable Dieu, si cela n'était ainsi, serait celui qui pourrait s'opposer à sa volonté et y substituer la sienne ! Apprends encore


117 qu'il n'a pas donnĂŠ la loi deux fois , mais une fois seulement ; crois-en au moins les paroles de J ĂŠ s u s Christ, qui dit : Je ne suis pas venu pour changer la loi, mais pour l'accomplir.



CHAPITRE

II.

Je viens de démontrer que M . de Lamennais était en opposition directe avec les commandements du Dieu qu'il prétend adorer, et que la plupart des reproches qu'il faisait aux hommes, retombaient positivement sur Dieu dont i l attaque la puissance. Je vais démontrer maintenant que le fond de sa pensée


120 est d'établir un gouvernement théocratique, après quoi je ferai voir qu'il s'appuie sur les mêmes principes à l'aide desquels je prouverai que l'esclavage est de droit naturel. L e peuple, dit-il dans son Livre du peuple, est le souverain, i l doit nommer ses princes, et les princes ne doivent qu'obéir, ce ne sont que ses mandataires, le peuple n'a qu'un maître, et ce m a î tre est Dieu. E n deux mots M . de Lamennais trace la forme théocratique du gouvernement des Hébreux. Supposons un instant ce gouvernement établi, les princes ou les juges nommés par le peuple, et Dieu le maître du peuple : comment Dieu manifestera-til sa volonté? M . de Lamennais ne le dit pas, i l n'a pas voulu s'avancer jusque l à , i l se serait trop mis à découvert ; mais i l est probable que Dieu ne m a nifestera sa volonté, que comme i l l'a fait dans tous les temps par l'intermédiaire de ses ministres, ou par la voix de ses prophètes; et M . de Lamennais ne manquera pas d'être un des ministres de Dieu ou un de ses prophètes : sous ce dernier point de vue n'estil pas déjà entré en fonctions.


121 Ecoute-moi maintenant, peuple. Un jour quand tu viendras lui demander compte de ses paroles de l i berté et de fraternité, i l te répondra : tu es libre, puisque Dieu seul, dont je ne suis que l'indigne serviteur, est ton maître ; vous êtes tous frères, enfants d'un même père , unis dans l'amour et par l'amour de Dieu ; les Hébreux n'étaient-ils pas frères ? Que répondras-tu à cette phraséologie sur la fraternité, bonhomme de peuple ? rien, car tu ne pourras plus retirer ta tête enclavée dans le joug. Mais, et l'égalité, diras-tu, qu'en avez-vous fait, prophète? car elle n'existe pas , puisque je tire péniblement le char sur lequel vous et les autres ministres de Dieu vous êtes tranquillement assis. I l te répondra : De quoi vous plaignez-vous, ingrats, votre égalité de droit n'existct—elle pas ? chcaun de vous n'est-il pas soi, uniquement soi ? n'a-t-il pas ses organes corporels, sa pensée, sa volonté ? chacun de vous n'a-t-il pas le droit de se conserver et de se développer selon ses lois particulières d'organisation, en harmonie avec les lois universelles, celui qui n'a que les organes et l'intelligence du bœuf, n'a le droit de se développer


122 que comme le bœuf ; celui qui a les organes et l ' i n telligence du maître a le droit de se développer et de se conserver comme le maître ; chacun ne doit-il pas jouir pleinement du don que Dieu lui fait, et la racine du droit de chacun n'est-elle pas dans son être ; je vous ai dit qu'il y avait égalité de droit, mais qu'il n'y avait pas égalité de position, c'est pour cela que tu es attelé au char et que je suis assis dessus. E n effet, ton prophète te dit au chapitre seize du livre qu'il t'adresse : Si l'égalité des droits existe, l'égalité des positions et des avantages annexés à chaque position ne peut exister. l'égalité parfaite n'est point dans les lois de la nature, qui a distribué inégalement

ses dons entre les hommes, les

forces du corps et celles de l'esprit. Cherche après cela, peuple, l'égalité en naissant, regarde s'il ne doit y avoir aucune distinction autour du foyer domestique, et comprends donc enfin la valeur de la fraternité, et de l'égalité qu'on te fait espérer. Chapitre V . du Livre du peuple, F . de Lamennais dit : » Chaque homme n'est-il pas individuellement distinct de tout autre ? n'a-t-il pas son exis-


123 tence propre, séparée et indépendante , ses organes corporels, sa p e n s é e , sa volonté? i l ne serait pas s'il n'était s o i , et uniquement soi : or, se conserver, se développer, selon ses lois particulières, en harmonie avec les lois universelles, posséder pleinement le don de Dieu, en jouir sans trouble, voilà le droit, hors duquel nul ordre, nul p r o g r è s , nulle existence, et le droit dès lors a pour chacun sa racine dans son être m ê m e . » Ces principes reposent sur l'organisation humaine, ils sont en harmonie avec les lois universelles, ils sont parfaitement justes et identiques avec ceux à l'aide desquels je démontrerai que l'esclavage est de droit naturel; car s'il y a inégalité d'être, i l y a n é cessairement inégalité de développement et de c o n servation. M . de Lamennais dit donc : 1° L'homme a une existence propre, séparée, i n dépendante , ses organes corporels, sa p e n s é e , sa volonté. 2° I l a le droit de se conserver, de se développer selon ses lois particulières d'organisation, c'est à


124 dire selon son être, en harmonie avec les lois u n i verselles, c'est à dire conformément aux lois g é n é rales qui régissent toute la création. 3° L a racine de son droit est dans son être m ê m e , c'est à dire dans son organisation d'homme, qui se compose de ses organes corporels, de sa pensée, de sa volonté (1). 4° Vouloir agir en dehors de ce droit de d é v e loppement et de conservation, c'est arrêter

tout

p r o g r è s , détruire toute existence, bouleverser tout ordre. Un instant d'attention , peuple , et tu jugeras si l'esclavage n'est pas la conséquence immédiate et forcée de ce principe ; peu importe après que le philosophe commence chacune de ses phrases par les mots liberté, égalité, et finisse par celui de fraternité, tu ne dois t'arrêter qu'à la conséquence ; car le reste n'est plus qu'un manteau de pourpre, brodé d'or, qu'on jette sur un cadavre pour le cacher. Je dis à ton prophète : T u m'accordes au chapi(1) Voir comment on doit entendre le don de Dieu, livre VI, fin du chapitre IV.


125 tre XVI que les hommes naissent inégaux en force physique et en intelligence, c'est ce que tu nommes organes corporels, pensée , volonté , c'est aussi ce qui constitue l'être de chaque homme. Les hommes en naissant étant inégaux en force physique et en intelligence , sont donc inégaux dans leur être ; la racine du droit de chacun, étant dans son être, si l'être est inégal, le droit est inégal ; et chacun ne pouvant prétendre à se conserver, et à se développer que selon ce droit, si l'être est inégal, le droit inégal, chaque individu ne peut avoir de prétention à se conserver et à se développer que selon celte i n é galité d'être et de droit ; s'il prétend davantage, i l arrête tous progrès, détruit toute existence, bouleverse tout ordre. Ainsi le prophète établit positivement que chaque individu ne peut prétendre à se conserver et à se développer, qu'en raison de sa force physique et de l'intelligence qu'il a apportée avec lui en naissant, et cela en harmonie avec les lois universelles ; et ces lois universelles sont, que l'ouragan renverse le c h ê n e , que le chêne étouffe le bouleau qui veut croître à son ombre, que le


126 mouton mange l'herbe des champs, que l'homme mange le mouton, et que le corps de l'homme serve de pâture aux vers ; telle est l'harmonie universelle ; et personne ne trouve injuste, ou en dehors de cette harmonie, que le chêne étouffe le bouleau, que l'homme mange le mouton, et que les vers mangent le corps de l'homme, chaque objet créé se conservant et se développant selon son être, selon ses lois particulières, et constamment aux dépens d'autres êtres qui lui sont inférieurs. Voilà, bon peuple, comment un des plus grands phraseurs de notre époque entend l'égalité, la l i berté, la fraternité ; c'est que j'ai le droit de me conserver, et de me développer selon ma grande force physique , et mon intelligence supérieure de maître ; et toi lu ne peux prétendre à te conserver et à te d é velopper, que selon l'infériorité de force et d'intelligence qui constitue ton être , et cela est en harmonie avec les lois universelles , car je suis le chêne , et toi le bouleau ; j'étends mes branches au dessus de t o i , mes racines enlacent les tiennes, j'aspire tous les sucs de la terre, j'absorbe tous les rayons du


127 soleil; tu étouffes, peu m'importe ; je me conserve, et je me développe selon mon droit, dont la racine est dans mon être, en accord avec les lois qui régissent toute la création, et en harmonie avec les lois u n i verselles.



LIVRE V.

CHAPITRE PREMIER. Fourier,VictorConsidérant.

La première qualité d'un écrivain, et surtout celle d'un réformateur, est d'être clair et intelligible; car lorsque la science des mots est plus difficile que la science e l l e - m ê m e , souvent les plus hardis reculent devant la lecture de l'ouvrage, et l'auteur voit son livre relégué sur les rayons poudreux de quelques 1.

9


130 bibliothèques.

C'est ce qui est arrivé à Fourier;

on ne peut se procurer son ouvrage qu'avec peine , et la plupart des personnes qui émettent une o p i nion sur sa t h é o r i e , n'en connaissent pas un mot : aussi on rencontre à chaque instant des individus qui se disent partisans des théories de F o u r i e r , et qui avancent hardiment que ses doctrines sont les mêmes que celles des saints-simoniens ; les républicains ( et Dieu seul est capable de définir ce que c'est qu'un républicain français) le croient partisan des idées républicaines ; les libéraux de notre époque le croient ami du National et du Courrier

Fran-

çais ; bonnes gens, qui selon vos idées le coiffez de la tiare saint-simonienne , ou du bonnet rouge ; du bonnet de coton libéral, ou du bonnet des doctrinaires; qui savez si bien allier dans une seule et même opinion

la république et l'empire, lisez-le

donc une bonne fois et comprenez-le si vous pouvez. On peut dire avec vérité, qu'un individu au plus sur quarante mille , après avoir commencé la lecture de l'ouvrage de F o u r i e r , persistera dans son travail pour le comprendre ; o r , un ouvrage destiné à


131 réformer la société, et qui ne peut être lu et compris que par la quarante millième partie des individus pour lesquels i l est fait, me semble ne pas devoir atteindre le but que son auteur s'est proposé. Je n'ai commencé à comprendre son système qu'après l'explication qu'en donne Victor Considérant dans son ouvrage intitulé : Destinée sociale. A i n s i , l'opinion que je vais émettre sur F o u r i e r , repose sur la même interprétation que celle de Victor Considérant. L a pensée première est de remédier à la misère qui écrase les ouvriers, et en même temps d'augmenter les richesses des classes supérieures. Cette pensée est grande et généreuse ; mais l'exécution est impossible par le moyen présenté , non parce que les r é sultats en sont trop beaux, ainsi que le répète Victor Considérant ; mais parce que l'organisation du système est en opposition directe avec l'organisation de la nature humaine. Toutes les fois que je parlerai du bonheur en m'occupant de ce s y s t è m e , je n'entends parler que du bien-être matériel de l'homme sous le rapport de


132 la satisfaction de ses besoins réels ou factices ; le bonheur

ainsi

déterminé n'est

que

relatif; car

l'homme ne désire pas , ce qui n'a pas de nom dans son langage , ce qui n'existe pas dans ses idées. C'est pourquoi les sauvages qui habitent sur les bords de la Colombia, n'envient pas les objets qui sont le but des désirs des hommes civilisés ; ils n'ont pas de mots dans leur langage pour exprimer un palais , des glaces, des tapis, des voitures ; ils n'ont même aucune idée sur ces objets , par conséquent ils ne peuvent les d é sirer. Ainsi on est obligé de convenir que le bonheur, considéré sous le rapport de la possession des objets que nous désirons pour satisfaire nos besoins factices de la civilisation , n'est qu'un bonheur relatif. Pour achever de constater ce fait, examinons quel est le but que se propose l'homme en travaillant; dans l'état sauvage, c'est de se procurer les objets de première nécessité pour son existence, et quelques objets de parure; dans l'état civilisé, les travaux de l'homme ont pour but de lui assurer d'abord les o b jets indispensables à son existence dans le présent et dans l'avenir ; mais dès qu'il est parvenu à ce b u t , il


133 travaille souvent avec plus d'ardeur pour se procurer les objets de luxe dont i l voit jouir ses semblables, qu'il ne travaillait pour se procurer les objets de première nécessité ; plus i l monte à l'échelle sociale , plus

i l veut monter, comme l'avare qu'Horace

compare à un hydropique; plus i l boit, plus i l veut boire, et pourquoi ? parce que son bonheur n'est qu'un bonheur relatif ; s'il est heureux en comparaison de ceux qui possèdent moins, i l est malheureux en comparaison de ceux qui possèdent plus. C'est en stimulant les passions des hommes, en les excitant par l'appât des jouissances matérielles, que Fourier veut rendre les hommes heureux, i l se trompe étrangement ; bien loin de l à , i l devrait essayer d'amortir ces passions , engager les hommes à se contenter de p e u , à regarder ceux qui sont audessous , jamais ceux qui sont au-dessus, car i l est dans l'intérêt des masses de leur faire comprendre que c'est dans la facilité d'accomplir leurs d é s i r s , qu'elles trouveront le bonheur. Si j ' a i bien compris le système de Fourier; expli-


134 qué par Victor Considérant, i l n'y aura pas de changement dans l'état actuel de la société sous le rapport inégal des richesses, sous le rapport de la famille et de l'existence matérielle qui sera commune ou particulière, selon la volonté de chaque p h a lanstérien; i l y aura association des propriétés foncières , des capitaux et du travail ; chacun recevra en proportion de sa mise de fonds dans chaque partie. Il

y aura

donc dans le monde

harmonien,

comme dans le monde actuel, des riches et des pauvres ; c'est à dire des gens heureux , en ce sens qu'ils pourront satisfaire tous leurs goûts et leurs passions ; et des gens malheureux , en ce sens qu'ils ne pourront pas obtenir les mêmes satisfactions. Il y aura, en admettant l'existence du système, une amélioration générale, mais sans aucun changement relatif pour que la masse obtienne le bonheur ; car de même qu'il n'y aura plus de misère à manquer do pain, de même les riches pourront se procurer plus de jouissances , puisque les objets seront à meilleur marché et que leurs capitaux leur rendront un pro-


135 duit double. Ainsi on peut dire, en établissant une règle de proportion , que le pauvre harmonien sera au riche harmonien , ce que le pauvre civilisé est aujourd'hui au riche civilisé ; c'est à dire que dans le phalanstère les pauvres seront mécontents de leur position, et voudront, comme dans le monde c i vilisé , prendre la place des riches : or, comme en harmonie la richesse seule pourra procurer le bonheur, en fournissant les moyens d'accomplir tous ses d é s i r s , et que l'homme gravite toujours vers le bonheur et le veut par tous les moyens en son pouvoir, le prolétaire harmonien n'en négligera a u cun pour l'obtenir. Après avoir excité les passions des phalanstériens prolétaires,

par

la rivalité

des

groupes,

des s é r i e s , des individus, avoir aiguisé leurs désirs par la vue et le contact de tous les instants des jouissances du riche, pour apaiser ces hommes on leur

donne l'élection,

voilà en vérité

un

beau

chef-d'œuvre, une belle et solide barrière ; n'est-ce pas le feu que l'on met à une maison après avoir eu le soin de la remplir d'huile et de goudron ? Car


136 ces hommes, qui auront les passions excitées dix fois comme dans la société civilisée, feront tout au monde pour obtenir l'élection en leur faveur. S i dans l'état actuel de la civilisation, on fait tant de vilenies pour triompher aux

élections, quand la

victoire n'est pas indispensable au bonheur, que sera-ce donc quand on sera soumis en tout et partout par le fait de l'élection, quand i l ne sera plus permis de rien ê t r e , ni d'obtenir les jouissances du phalanstère, si l'on ne remporte la victoire? Vos élections, monsieur Considérant, seront de véritables batailles; car comprenez bien que le pain et le bœuf représenteront la misère et le malheur, et que les appartements de luxe, les vins et les mets délicats, les dîners somptueux, les soirées aux mille bougies représenteront le bonheur; et l'homme veut toujours le bonheur. Cependant le travail est la base de l'existence du phalanstère , c'est le pivot sur lequel tourne toute la théorie de F o u r i e r ; et autant

pour calmer

les

passions des hommes qu'il ne cesse d'exciter, que pour obtenir les immenses résultats qu'il promet, il


137

prétend pouvoir le rendre attrayant ; voilà sa seconde p e n s é e ; la première est le but, la seconde le moyen d'exécution: c'est là toute la doctrine. J'ai déjà dit que la première pensée était grande et généreuse

r

je viens d'énoncer quelques unes

des raisons qui porteront le désordre dans le phalanstère, je vais maintenant démontrer que tout le système doit s'écrouler, parce que Fourier et Victor Considérant ont voulu réunir deux forces incompatibles qui se détruisent mutuellement.



CHAPITRE II.

Avant tout, comprenons bien que tout ce qui est condition nécessaire d'existence est forcé, à moins de renoncer à l'existence. Secondement, que tout travail forcé peut bien ne pas être répugnant, mais est toujours sans attrait. L a première de ces deux propositions est un axiôme.


140 L a seconde est posée en principe par Victor C o n sidérant. Raisonnons sur ces bases. Je dis : L e travail des individus qui n'apportent dans le phalanstère ni p r o p r i é t é , ni argent, estil indispensable à l'existence du phalanstère? O u i , sans aucun doute, car c'est la mise de fonds du prolétaire ; et, comme chaque phalanstérien ne reçoit qu'en raison de sa mise de fonds, celui qui ne met rien, ne peut rien recevoir et ne peut, être admis. O r le phalanstère étant l'association des trois capitaux : la terre, l'argent et le travail, pour que la société existe, i l faut que chacun des associés y mette sa portion, sous peine de non réalisation de l'acte de société. L e travail est la mise de fonds du prolétaire, s'il refuse de la donner, la société n'existe plus; sa mise est donc une condition forcée pour l'existence du phalanstère. Mais si le prolétaire ne peut être admis dans le phalanstère que sous la condition d'apporter son capital, c'est à dire son travail, i l sera donc contraint de travailler. O r , du moment que le travail est con-


141 traint, selon Victor Considérant, il devient sans attrait : voilà donc la base qui manque et l'édifice qui croule ; car celte base consiste dans la condition du travail attrayant, et je viens de démontrer, d'après Victor Considérant lui-même, qu'il serait sans attrait, puisqu'il serait forcé. C'est une grande erreur que de comparer la grande fatigue que supporte un individu', en se livrant à un exercice quelconque qui l'amuse, et auquel i l n'est pas forcé de se soumettre pour subvenir à ses besoins, avec la fatigue d'un travail nécessaire à l'existence; car si l'individu qui chasse ou pêche pour son plaisir était contraint d'exercer ce métier pour subvenir à ses besoins et à ceux de sa famille, ce qui l'amusait lui déplaira quand la nécessité le forcera de le faite. Tout le monde est à même de constater ce fait. Autant Victor Considérant est mauvais logicien quand i l veut construire, autant i l est vigoureux quand il assomme à grands coups de massue le journalisme du National, des Débats

et de cent autres feuilles

de cette e s p è c e ; sa critique sur la manière

des

hommes civilisés de notre époque, de donner leur


142 opinion, est palpitante de vérité. Les philosophes, philanthropes, politiques et économistes sont écrasés à ne pouvoir demander

une revanche. Enfin i l

fait une justice exemplaire de tous les faiseurs de phrases, qui, ne pouvant donner une pensée, cousent les uns après les autres des mots plus ou moins bizarres, plus ou moins sonores, fruits d'un esprit stérile assouvi de trivialités. Après avoir indiqué premièrement les difficultés qui arrêteront infailliblement la marche du phalanstère, en le composant des hommes tels qu'ils existent et avec les passions que nous leur connaissons ; secondement , l'impossibilité par le fait même de l ' i n compatibilité des choses, de rendre le travail attrayant, et par conséquent d'établir et de soutenir le phalanstère. L e but de cet ouvrage ne me permettant pas d'étendre davantage ma critique, je vais finir en examinant rapidement la formule du mouvement de la civilisation établie par Fourier, et démontrer qu'il est en contradiction flagrante avec lui-même.


C H A P I T R E III.

F o u r i e r , dans sa formule du mouvement de la civilisation, Êtablit quatre phases, deux ascendantes et deux descendantes. Cette distinction est fausse ; car ces quatre phases sont positivement ascendantes, puisqu'elles nous conduisent au garantisme, qui est le commencement de son système. I l doit donc nom-


144

mer ascendantes toutes les phases pour y arriver, et par lesquels i l est

absolument nécessaire

de

passer ; puisqu'il nous dit : « Chaque période a pour effet de créer les ressources aux moyens desquelles la société peut passer à une période s u p é rieure. » E t plus loin il dit encore : « Après être arrivé à l'apogée des deux premières phases, l'ondulation devient voie de progrès, et si une civilisation ne parcourt celte ondulation jusqu'à la fin, pour mourir de mort naturelle par transition, ou passage à la p é riode supérieure, si elle n'arrive pas à terme, si elle succombe en route, elle retombe en période inférieure. » Dans un instant, monsieur Considérant, je vous demanderai comment vous pouvez tomber dans une contradiction aussi flagrante avec vous-même, en proposant rétablissement immédiat du phalanstère ; mais auparavant je vous prie de m'expliquer pourquoi Fourier a nommé les deux phases les plus rapprochées du garantisme, phases descendantes, quand il leur donne les qualités des phases ascendantes, et par leur position, et en les indiquant comme voie de progrès.


145 Je trouve dans votre ouvrage que les deux p r e mières phases qui composent une période, doivent créer les ressources aux moyens desquelles la société peut passer à une période supérieure : si cette phase est supérieure, elle n'est pas descendante, et puisqu'il peut arriver à une période de succomber en route, de revenir sur ses pas et de retomber dans une phase ou période inférieure qui a déjà été parcourue, la seconde est donc supérieure à la première, la troisième à la deuxième, ainsi de suite. Prenez garde que par le raisonnement en enfilade de Fourier, la première prépare les voies à la seconde, la seconde à la troisième, la troisième à la quatrième, qui nous fait entrer dans le garantisme. Ainsi toutes les phases sont ascendantes, et F o u rier a eu tort de les nommer ascendantes et descendantes. Car chaque phase possède les mêmes moyens et raisons de croissance et de décroissance. Car nous avons vu les peuples retomber de la deuxième à la première et de la troisième à la 1. 10


146 deuxième, et vous reconnaissez la possibilité de ce mouvement rétrograde de la civilisation. Cependant Fourier a eu une raison pour les nommer ainsi, je ne suis pas satisfait de votre explication, lorsque vous me dites en termes chevaleresques : « que les illusions de la vibration ascendante, sont empreintes d'un caractère de noblesse, tandis que celles de la décadence tirent leur couleur d'un ignoble matérialisme social. » Entre nous, rayons cette explication emphatique, c l dites-moi comment vous pouvez avoir l'idée, qu'il était plus beau de détrousser et d'assommer les passants sur les grands chemins, que de faire de l ' é c o nomie politique, ou de s'associer pour des entreprises de commerce ou d'agriculture ; de toutes ces illusions, les dernières me semblent les plus humaines et les moins répréhensibles. Je crois cependant avoir découvert les raisons de Fourier, et ce ne sont pas celles que vous nous i n diquez ; voyez si je me suis trompé. Nous sommes arrivés à la troisième phase, que


147 Fourier nomme phase descendante, s'il lui avait laissé la qualité de phase ascendante qui lui appartient, sans doute on lui aurait dit : Homme de bien qui voyez tant de choses, vos prophéties sont belles, nous y ajoutons foi ; d'après ce que vous dites, nous arrivons , car nous sommes sur la route; merci de vos conseils, nous n'avons plus besoin de vous, l'humanité marche et dans cinq ou six cents ans, s'il n'arrive pas d'accident, nous serons phalanstériens, car la route est rigoureusement tracée. Mais c'était à partir d'un rire fou, même en face du philosophe, qui l'a bien prévu ; c'est pourquoi i l a fait ses phases ascendantes et descendantes, afin de conserver le pouvoir de diriger l'humanité pendant les deux dernières phases ; c'est pour cela que vous venez nous dire : « Jusqu'ici l'humanité a marché et « marche

encore

vers

le but harmonien, mais

« elle peut s'en é c a r t e r , le dernier terme de la « décadence naturelle la conduirait i l est vrai à la « période supérieure ; mais la décadence est suivie « de crises terribles, et les commotions qu'elle en« gendre peuvent faire retomber la société en p é -


148 « riode inférieure ; i l serait donc bien supérieur d'in« venter des institutions qui auraient pour effet de « réaliser d'emblée soit le garantisme, soit une p é « riode plus avancée encore, et plus heureuse, « donnez nous donc une lieue carrée

de terre et

« des actionnaires, et puis vous verrez. » Parbleu ce que je verrai, je le devine bien sans être prophète ; mais sans aucun doute, ce ne sera pas les rêveries que le grand prêtre Fourier nous donne. Il m'est arrivé souvent en lisant les ouvrages des plus grands philosophes, d'y trouver des contradictions dans les raisonnements, dans la manière dont ils posaient leur système; mais jamais je n'en ai rencontré d'aussi grandes, d'aussi flagrantes, que celle que je cite des Fouriéristes. Quoi, monsieur Victor Considérant, vous nous déclarez d'abord positivement ; « que si une civilisation ne parcourt pas celle ondu« lation décroissante jusqu'à la fin, pour mourir de « mort naturelle par transition, ou passage à la p é « riode supérieure ; que si elle n'arrive pas à terme, « si elle succombe en route, elle retombe en période


149 « inférieure, » et vous venez nous proposer de sauter à pieds joints par dessus la fin de la troisième phase dans laquelle nous nous trouvons, et par dessus la quatrième tout entière ; car vouloir former aujourd'hui le phalanstère, c'est vouloir entrer à pleines voiles dans le garantisme, c'est nous exposer à retomber dans la deuxième phase ; les crises dont vous nous menacez dans la troisième et la quatrième phase, ne peuvent entrer en balance avec la certitude que vous nous donnez de rétrograder ; car d'un côté c'est un danger que nous pouvons éviter, de l'autre c'est un mal inévitable ; puisque si nous ne parcourons pas l'ondulation jusqu'à la fin, si nous ne mourons pas de mort naturelle, si nous n ' a r r i vons pas à terme, nous retombons en période inférieure. Vous ne compreniez donc pas votre s y s t è m e , quand vous nous avez proposé l'établissement i m médiat du phalanstère, ou bien vous lui avez p r é féré des actionnaires, et une lieue carrée de terrain ; en cela vous vous souvenez du proverbe, vaut mieux nineau

dans la main que grue qui vole.


150 Partisans de F o u r i e r , si vous voulez réellement son système, suivez la route qu'il a t r a c é e , facilitez autant que vous pourrez la transition de la troisième à la quatrième phase, sans la forcer, et dans celle-là, vous le savez, nous aurons le monopole féodal de la propriété et la féodalité industrielle. Quand je parle en faveur de l'esclavage, dites-moi, lecteurs, si je ne suis pas la même ligne que F o u rier et Victor Considérant, seulement un peu plus en avant, car servage et esclavage sont pour les effets aussi synonymes que tous les synonymes connus. L a civilisation, dit Victor Considérant, a c o m mencé par la féodalité , et doit finir par la féodalité, et c'est pour lui une nécessité absolue ; car Fourier en fait le pivot, le germe composé , le contrepoids de sa quatrième phase; et selon ces deux grands prêtres du fouriérisme, i l nous est impossible de sauter par dessus la quatrième

phase ; i l semble

même qu'ils aient voulu prédire cet ouvrage qui p r é conise les opinions de celle phase dans laquelle nous allons entrer. Que dire des détails que ces deux écrivains nous


151 donnent sur le phalanstère ? Est-ce un jeu , ou la suite d'un moment d'exaltation? Pour moi, je m'égare dans la tour d'ordre, les concerts aux mille voix, les atrium , les jardins d'été et d'hiver, les couloirs, les chauffons, les restaurateurs, etc. Quand après la sixième puissance, par laquelle i l nous promet de changer les climats et d'anéantir les ouragans, j ' a i vu Victor Considérant en commencer une s e p t i è m e , j ' a i frémi, pensant qu'il allait nous donner deux lunes et deux soleils fonctionnant à tour de rôles pour compléter l'harmonie. Je ne connais Victor Considérant que par son o u vrage , le commencement m'a fait voir qu'il avait de bonnes intentions en faveur de l'humanité ; ses r a i sonnements et ses propositions m'ont fait connaître qu'il était un mauvais logicien ; ses détails sur le phalanstère me font penser qu'il

aime les fraises et

les cerises, que ses yeux se reposent avec volupté sur un dahlia , que son palais savoure avec délices une poire de Bergamotle et de bon chrétien, et qu'il n'est point indifférent à un bon dîner ; la danse de l'Opéra a du exercer sur lui de grandes séductions,


152 il doit aimer la musique militaire et le bruit du tambour, car nous le voyons attaquer un champ au pas de charge avec des charrues de toutes les c o u leurs. Dans le phalanstère , i l nous promet des brosses mécaniques pour cirer nos souliers; trente-six mille jeunes gens des meilleures familles de l'endroit surveilleront la marche des brosses ; i l en sera probablement de même pour les habits et la barbe, et les phalanstériens iront placer leurs dos ou leurs mentons devant ces brosseurs et ces barbiers d'une n o u velle espèce. Oh ! grand bénet de Mahomet ! te voilà bien loin avec tes bouris comparées aux harmoniennes, chacune pouvant terrasser un grenadier. Allons, mes grenadiers, vous l'entendez, à chacun la sienne, relevons nos moustaches et en avant ; où sont vos harmoniennes , capitaine Considérant ? me voici avec mes grenadiers : à qui terrassera l'autre. A de pareilles folies peut-on répondre autrement que par des folies, jamais Don Quichotte n'a réuni plus de sagesse et de déraison.


153 Ce que j'ai trouvé bien , je l'ai dit ; les faux r a i sonnements, je les ai critiqués; ce qui est ridicule, je m'en suis moqué.



C H A P I T R E IV.

Je termine en demandant à Victor Considérant, pourquoi i l a changé la doctrine de F o u r i e r , ou pourquoi i l ne nous donne pas toute la doctrine de Fourier ; puisqu'il ne nous donne pas les mêmes d é veloppements que son patron, i l semble ne pas vouloir atteindre le même but.


156 Fourier critique la position actuelle de la société, il nous offre une position plus favorable dans sa cosmogonie, et nous présente le phalanstère comme moyen d'arriver; pour Considérant le but semble être le phalanstère,

pour moyen l'association sur une

lieue carrée de terre; i l est vrai qu'une fois organisés en phalanstère, les avantages détaillés dans la c o s mogonie sont forcés, selon F o u r i e r : ainsi puisque le moyen mène infailliblement à la fin , Considérant peut dire qu'en voulant le moyen, i l voulait n é c e s sairement la fin. Je dirais alors à Considérant qu'il n'a pas eu le courage de l'intelligence, en ne nous détaillant pas les grands biens que nous promet Fourier ; qu'il a reculé devant l'œuvre de son maître en invention, ainsi qu'il le nomme ; qu'il n'a pas osé présenter au public comme du nouveau et du très simple les récits puisés chez Pythagore, les Mages et les H i é r o p h a n t e s , qui à leur tour les ont puisés chez les prêtres des bords du Gange; après tout que Fourier soit inventeur ou plagiaire, cela importe peu, toujours est-il selon lui que : L a terre va parcourir une carrière harmonienne


157 pendant soixante-quinze mille ans. P a r le fait de l'établissement d'un seul phalanstère de quinze cents individus, elle va entrer dans cette c a r r i è r e ; l a vie commune des Harmoniens sera de cent quarantequatre ans, mais la mort ne doit pas les effrayer, car ils reviendront au monde peu a p r è s , les femmes avec les appas et la beauté d'Aspasie, les hommes forts et vigoureux avec un corps d ' A n t i n o ü s , tous prêts à recommencer la vie des délices que décrit Fourier. Cette vie, en effet, n'est pas sans agréments, car je e

vois dans les Cisléyomênes, 2 partie, histoire des compotes et des marmelades. « Qu'en Harmonie, « pour éviter l'inconvénient de la cuisson du p a i n , « comestible ruineux, les femmes et les enfants ne « mangeront que des compotes avec le quart de s u « cre, « et Fourier faisant immédiatement l'application de son système du travail attrayant aux compotistes, dit « que les faiseurs de compote seront peu « rétribués, vu la forte dose d'amorce que présen« tera ce travail. » Je recommande ce passage aux maîtres fabricants de compote de la civilisation.


158 Oh ! génie vraiment admirable ! t ê t e , ainsi que le dit Victor Considérant, capable de faire craquer celle de N e w t o n , rien que cet article, d'une immense p o r t é e , puisqu'il pourvoit aux besoins de l'existence des deux tiers chéris de l'espèce humaine , le p l a çait côte à côte avec un des plus grands hommes des temps modernes ; mais ceux qui suivent, te placent bien au dessus. Voyons ce qu'il dit dans son Cisambule, histoire du melon jamais trompeur (1 ), « dans le phalanstère, on mangera beaucoup de melons, c'est un fruit de haute Harmonie; avant d'être servis, ils seront tous sondés ; les meilleurs, cotés n° 1 , seront pour les chefs, les n° 2 pour les patriarches, le peuple aura les n° 3 , 4 et 5, les enfants le n° G, le caravanserail le n° 7 , les chevaux et les vaches le n ° 8 , les chats le n° 9, les volailles et les poissons le n° 1 0 , et le n° 11 sera pour les cochons. Ainsi, ajoute cet homme é t o n nant,

pas un homme, pas un c h a t , ne seront

dupes sur le melon. » (1) Je prie le lecteur qui n'a pas lu Fourier, de croire que je le cite mol à mot.


159 Dans son Transambule, histoire de transitions harmoniques, ou triomphe des volailles coriaces; ce grand homme nous dit : « dans chaque phalanstère on trouvera aisément des vieux coqs et des vieilles poules , pour ceux qui les aiment ; i l n'y aura pas moins de vingt-cinq harmoniens par phalange qui auront ce goût. » S i les commis voyageurs du commerce, ces hommes

estimables

qu'on peut nommer les h i -

rondelles de la civilisation, ne propagent pas les doctrines de Fourier , avec la même tenacité qu'ils mettent à débiter les produits industriels de leurs patrons , on doit dire qu'ils sont parvenus à un degré d'ingratitude inconnu jusqu'à nos jours ; car F o u rier dit en parlant des voyageurs : en Harmonie on voyagera gratis dans de bonnes voitures, si bien suspendues que leur mouvement ne sera pas plus dur que celui d'un aigle qui plane au dessus des nuages ; on sera logé et nourri gratis , dans huit cent mille palais, on sera habillé gratis, et on aura des divertissements composés gratis. Vous entendez, commisvoyageurs, on aura des divertissements composés, gratis.


160 Combien d'individus ne voudront-ils pas réaliser celle comparaison de la vie à un voyage, et celte fois il sera parsemé de fleurs de toutes les espèces ; si vous ne me croyez, lisez le traité d'association de

Fou-

rier, et vous verrez que je le cite mot à mot. Cependant quelle que soit l'activité du commis voyageur, i l ne pourra jamais atteindre la fin de son voyage et v i siter les huit cent mille palais harmoniens ; par une raison bien simple, c'est que Fourier ne donne que cent quarante quatre ans d'existence à chaque phalanstérien ; et en supposant que l'on parte le jour même où l'on vient au monde, et qu'on ne passe qu'un jour dans chaque phalanstère, pour le visiter, compris le temps du voyage, i l faudra huit cent mille jours d'existence, c'est à dire deux mille cent-quatrevingt-onze

ans, et deux cent

quatre-vingt cinq

jours, pour visiter toutes les phalanges Après tout, cela me paraît de peu d'importance, et je ne vois pas pour quelle raison , puisque Fourier a porté la vie des hommes à cent

quarante-quatre

ans, si cela était agréable ou même commode aux harmoniens, i l ne la porterait pas à deux mille cent


161 quatre vingt-onze ans et deux cent quatre-vingtcinq jours, non compris les années bissextiles, dans lesquelles les voyageurs pourraient faire séjour et se reposer un peu. J'espère bien, après cette remarque d'un de leurs plus indignes admirateurs, que les grands prêtres de la doctrine de Fourier arrangeront cette affaire. Après cela nous passons au postambule, et j ' y trouve un calcul sur lequel défunt M . Barême l u i même n'aurait

pu mordre ; cependant ce n'est p.as

petite affaire, car i l ne s'agit rien moins que de payer la dette de l'Angleterre , qui est de vingt-cinq m i l liards ou environ, et cela avec la vente des œufs pondus par des poules harmoniennes pendant six mois. Riez, riez donc, grands bénets de la civilisation, quand on vous donne les moyens d'être heureux, et de payer vos dettes, ainsi que le dit Victor Considérant, après quoi, prenez une plume, vérifiez, voici des chiffres. « Dans chaque phalanstère il y aura douze mille poules pondantes qui donneront chaque jour par phalanstère mille douzaines, c i .

1,000

« Comme ce sont des œufs 1

11


162 Report...

1,000

harmoniens, par conséquent beaucoup plus gros que ceux des poules de la civilisation, ils vaudront 50 c

la d o u -

zaine, ci

50

e

« Ce qui fera par jour une somme

par

phalanstère ,

de

500f00 « Il y aura deux cents jours

de

ponte dans l ' a n n é e , ni

plus ni moins, ci « 500 fr. multipliés

200

1

par

deux cents jours donnent une somme de francs, c i . . . . . .

f

100,000 00

« 1 0 0 , 0 0 0 fr. multipliés par six cent mille phalanstères donnent, ci

60,000,000,000

E s t - c e juste, civilisé? le compte n'est-il pas de soixante milliards bien c o m p t é s , bien chiffrés? R é ponds donc. Je veux bien diminuer un sixième pour


163 les accidents, c'est à dire dix milliards d'œufs cassées avec lesquels on fera des omelettes des échaudés,il restera encore cinquante milliards, et avec la moitié de cette somme tu pourras rembourser la dette de l'Angleterre, c'est à dire avec la vente des œufs de poules pendant six mois. Qu'ils sont bêtes, les Anglais, de ne pas avoir accepté ce marché ! Dans ce même postambule Fourier économise annuellement sur diverses d é p e n s e s , quatre cents milliards, j ' a i spécialement remarqué l'économie de cinquante millions sur les allumettes, celle de trois cents millions sur les épingles, dont je ne parle que pour montrer combien cet homme admirable a porté son attention sur les plus petits détails de l'économie domestique; j'ai repassé ses additions et ses multiplications avec la plus grande attention, et j'affirme que j'ai trouvé toutes ses opérations justes ; enfin, sur toutes les dépenses humaines i l économise positivement et annuellement deux mille milliards de francs, et je l'affirme encore, ses calculs sont parfaitement exacts.


164 Cependant i l y a une légère observation que de malveillants civilisés pourraient faire, et dont je vais parler, pour fournir à Victor Considérant l'occasion d'y répondre. C'est que la population de la terre ne s'élève pas à un milliard d'habitants ; mais parlons de ce chiffre, femmes et enfants compris, les d é penses de chacun de ces individus est loin de s ' é lever à la somme de cinq cents francs par individus ; mais j'accorde cette somme, alors la dépense g é n é rale de l'humanité s'élèvera à la somme de cinq cents milliards. Comment faire pour économiser la somme de deux mille milliards sur une somme de cinq cents milliards seulement? L a solution de cette question donnera infailliblement celle que le contenu peut être plus grand que le contenant. Mais i l est inutile de nous amuser plus longtemps aux bagatelles de la porte, ces profits, ces avantages, ne sont que des enfantillages, comparés à ce que nous verrons quand nous serons organisés en p h a lanstère. Aussitôt et par le fait même de notre organisation , la terre exercera une influence sur les planètes qui nous environnent, et par un mouve-


165 ment d'attraction irrésistible, Phœbina se rapprochera de nous à vingt mille lieues, Cérès à soixante mille, Pallas à quatre-vingt mille, et Mercure à deux cent mille ; nous aurons des lunettes bien meilleures que celles que nous portons, ce qui me réjouit fort parce que je suis myope, et nos télescopes en harmonie seront quarante mille fois supérieurs à ceux d'Herschel ; on établira immédiatement des télégraphes pour la correspondance sidérale entre les p l a n è t e s ; les habitants de Mercure nous apprendront à lire le langage harmonique unitaire, celui qu'on parle dans le soleil et dans les autres planètes, et dans tous les soleils de l'univers. Fourier que Mercure nous sera infiniment précieux

ajoute pour

notre correspondance, en vingt ou trente heures, avec nos antipodes ; « un bâtiment parti de Londres arrive à Calcutta, les télégraphes d'Asie en donnent avis aux télégraphes de la planète Mercure ; qui en voyant passer Londres le lendemain, lui donnent avis que le vaisseau est arrivé à bon port. » Pour opérer toutes ces belles •choses, et bien d'autres encore, que demande Fourier? fort peu


166 en vérité en comparaison de ce qu'il donnera ; i l demande un million, un pauvre petit million, pour nous donner annuellement deux mille milliards d ' é conomies, pour des lunes, des soleils, des p l a nètes, des bons melons, des vieux coqs, des bonnes lunettes, des allumettes, des gros œufs de poule, et huit cent mille palais ; il promet en outre de r e m bourser aux actionnaires un million au delà du m i l lion qu'ils auront p r ê t é . Il est bien bon en vérité de s'occuper de celle misère, après les immenses c a deaux qu'il fait au genre humain, et qui forment un intérêt assez rond. J'ai encore oublié de conter qu'il faisait fondre les glaces des poles, et qu'il livrait un passage dans les mers du nord, aussi praticable pendant six mois, que la Manche entre Douvre et Calais ; i l fera faire trois récoltes à Lyon et à Bordeaux; i l rendra le ciel de Londres aussi pur que le ciel de l'Italie ; l'olivier viendra sur les bords de la Tamise, et John B u l l pourra récoller du vin muscat; i l fera de SaintPétersbourg un pays chaud, et du grand désert de Sahara un pays ou régnera une agréable fraîcheur ;


167 enfin, au moyen des phalanges, on aura de la chaleur ou du froid, de la pluie ou de la sécheresse, du calme ou du vent à volonté, et des nuits plus belles que les plus beaux jours. Dirai-je maintenant qu'il annonçait en 1822 que si on acceptait immédiatement son système, il était sûr de pouvoir opérer le solde de la dette d'Angleterre en 1830, au moyen d'un transfert au congrès sphérique. E n vérité, cela ne vaut pas la peine d'en parler, cependant r i d é e ne doit pas être entièrement abandonnée, et je suis presque certain que les Anglais ne seraient pas fachés de faire passer une partie, et même la totalité de leur dette, sur le dos des habitants de la lune, ce qui amuserait bien moins encore les rentiers que la conversion de Villèle. Ce n'est pas Fourier qui m'étonne, ce sont les fouriéristes ; car Sancho Pança qui croyait que son maître était fou, et qui le suivait, espérant en o b tenir au moins un évêché, m'a toujours paru plus admirable que Don Quichotte.



LIVRE VI.

CHAPITRE PREMIER.

p; Leroux. Ecole égalitaire.

L a cause des erreurs de la plupart des écrivains modernes est de ne pas avoir compris la nature de l'homme, et de n'avoir pas voulu reconnaître que la pensée, complément de son organisation, le porte constamment,

dans l'état de nature à user de sa

supériorité de force ou d'intelligence, pour enlever


170 à son semblable les objets qui lui conviennent, et dans l'état de civilisation le porte à le dominer, pour user de lui à son profit, dans l'intention d'accomplir un désir de bonheur qui ne cesse de l'accompagner. E n proclamant l'égalité des hommes, les philosophes du dix-huitième siècle ont proclamé un principe en opposition directe avec l'organisation de la nature humaine, et les populations de cette époque qui ont adopté leurs doctrines sans réfléchir et avec enthousiasme, ont été amenées à proclamer dans la loi cette égalité, conséquence forcée de l'adoption par les masses d'un faux principe philosophique. C'est à la fausse

direction suivie

depuis

cette

époque que l'on doit la misère, source de l'agitation qui se manifeste dans les classes inférieures de la société; c'est à l'existence dans la loi de ces fausses doctrines que l'on doit de trouver constamment en contradiction avec eux-mêmes les hommes les plus honorables qui les ont embrassées sans les approfondir, et qui ensuite ayant été chargés de gouverner ou de rédiger la l o i , ont reconnu l'impossibilité de marcher en opposition avec des lois inhérentes à


171 la nature humaine ; alors ils se sont aperçus que leurs prédécesseurs, qui prêchaient les doctrines d ' é g a lité, avaient placé une étiquette fausse sur un flacon vide, ainsi que le dit M . P . Leroux, dans un journal du mois de novembre 1 8 3 8 . Cette erreur est la source de toutes les calamités et de la misère qui écrase les peuples. Pendant quarante siècles, dont nous possédons l'histoire, les peuples guidés par des philosophes et des législateurs , qui ne le cédaient en rien aux législateurs et aux philosophes de notre é p o q u e , ont marché en suivant les voies de la loi naturelle ; ils ne s'étaient pas avisés d'établir dans les lois le principe de l ' é galité entre les hommes, et n'avaient point en perspective des révolutions , en comparaison desquelles celle de France en 1793 sera presque inaperçue. Aujourd'hui ce ne sont plus quelques conquérants qui viennent momentanément troubler la tranquillité du monde, ce sont les peuples e u x - m ê m e s qui sont en é m o i ; l'ordre social est remis en question , tous les esprits voient le m a l , et une foule d'écrivains, pénétrés d'un système quelconque dont ils n'ont


172 calculé ni le principe, ni les conséquences, arrivent avec un remède ; tel avec l'illégitimité , tel avec la légitimité de i'empire, celui-ci avec une république modèle fédérative , celui-là avec une république i n divisible , l'un avec la religion du Christ traduite en français, l'autre avec la religion dans le style de J é r é m i e , enfin la communauté de biens, l'émancipation de la femme, la division des biens; l'association, le p h a l a n s t è r e ,

etc., etc.,

etc.; comme si

toutes ces rêveries pouvaient diminuer le moins du monde la misère qui dévore les peuples chez lesquels l'homme, dit-on, est libre ; misère qui, en augmentant chaque année d'un anneau la plaie qu'elle a formée , menace avant peu d'envahir tout le corps social? Vous illégitimistes, vous êtes à l'ouvrage, comment vous en tirez-vous ? E t vous n a p o l é o n i s tes que voulez-vous ? pouvez-vous faire mieux que vous n'avez fait ? Enfants bâtards de ce que vous nommez la liberté, retirez-vous, car vous avez é t r a n glé votre mère ; la France vous a-t-elle été inféodée ? Allez donner la mesure de votre corps au t a i l leur pour qu'il vous fasse un habit de César, avec


173 lequel vous irez parader en Suisse, en Angleterre, ou sous les r:urs du Vatican; mais laissez-nous en paix. Vous républicains, savez-vous ce que vous vous voulez? Que le forme de république demandez-vous? Car il y en a plus de cent, et chacun de vous porte un projet différent dans la poche de son surtout ; vous criez bien haut : L a France est pour nous. Allons donc, vous plaisantez ; les ouvriers de France, et de tous les pays, veulent du-pain en travaillant ; c'est du pain qu'il leur faut, et vous ne pouvez leur en donner. M . P . Leroux est un des grands partisans du principe d'égalité. N'ayant pu me procurer ses o u vrages ( 1 ) , je me borne à critiquer ses principes qu'il a posés dans le journal que j'ai cité plus haut ; il dit : « Que l'égalité n'est encore qu'un principe, que nulle part elle n'existe, ni dans l'application de la l o i , ni dans la société. » Cette assertion de M . L e roux est vraie , et rien ne prouve mieux que c'est en vain que les réformateurs feront des lois en o p (1) Il m'a é t é impossible de trouver en A m é r i q u e les œ u v r e s de M . P . Leroux; ma critique repose sur les principes posés par lui dans un journal qui me fut e n v o y é à la N o u v e l l e - O r l é a n s par le docteur Saulnier, de Mexico.


174 position avec l'organisation de l'homme ; la nature reviendra toujours, et l'emportera. Comment l u i , homme dont l'intelligence est fortement développée, ne comprend-il pas que tant que l'on prendra des hommes pour gouverner, pour juger, administrer, ces hommes auront nécessairement

les passions

inhérentes à leur organisation ; que tant que les hommes seront organisés physiquement, et moralement, comme ceux qui existent, le talent, la r i chesse, une nombreuse clientelle, une famille puissante, donneront toujours à ceux qui possèdent ces avantages, un poids capable d'emporter le plateau de la balance contre celui qui ne les possèdera pas. D i r a - t - i l que ce n'est pas juste? Mais alors, i l d i rait un non sens, car tout ce qui est conséquence de notre organisation est juste : i l vaudrait autant que le bouleau étouffé par le chêne , vînt dire que ce n'est pas juste, on n'y ferait pas attention ; car c'est une conséquence de la l o i , et du droit naturel, dont la racine est dans l'être de tout objet créé en harmonie avec les lois universelles. Dans la sixième observation, M . Leroux dit :


175 « Que l'égalité des esprits et des intelligences, p r o clamée sous le nom de liberté de penser, de publier ses opinions, liberté de conscience, liberté philosophique et religieuse, liberté du culte, est encore une déception , parce qu'on ne confère pas au peuple la faculté d'user de ce droit. » Que veut M . Leroux? Il veut l'égalité d'intelligence; c'est à dire ainsi qu'il l'explique, que tous les hommes

aient les mêmes facilités et les mêmes

moyens de développer leur intelligence. Ainsi tant qu'un seul homme ne possèdera pas au même degré que les autres ces facilités et ces moyens, l'égalité n'existera pas. S i cette égalité de moyens pour le développement intellectuel de l'intelligence pouvait amener l'égalité des intelligences, elle donnerait la solution du problème proposé de l'égalité générale entre les hommes ; car c'est entièrement de l'inégalité d'intelligences que découlent toutes les distinctions sociales, l'inégalité de force physique

étant

absorbée dans l'état de société par la force permanente dont je parlerai au livre du Droit naturel (1). (1) La force permanente est celle que possède le pouvoir pour faire exécuter les lois.


176 E n effet, M . P . Leroux a bien compris !a source de l'inégalité dans les sociétés, puisqu'il dit un peu plus loin : « Là où un homme sur cent mille jouit de cette liberté de développement, le mot esclavage convient mieux que celui de liberté. » Ces paroles sont justes, mais M . Leroux me semble avoir pris toute la latitude que prennent les auteurs de romans, qui font entrer en scène un héros, et lui font étaler plus ou moins de luxe, sans définir ses moyens d'existence. Voyons un p e u , monsieur L e r o u x , vous voulez l'égalité de moyens pour développer l'intelligence? si vous ne vouliez que quelques modifications, je raisonnerais avec vous dans ce sens; nais vous prononcez, vous demandez l'égalité ; ce mot n'a pas besoin d'explications, c'est l'égalité pour tous les hommes que vous voulez. Examinons d'abord la possibilité d'un pareil système, ensuite où i l nous conduira. Pour cela, prenons la position d'un ouvrier, par exemple celle d'un canut de L y o n dont vous décrivez la vie chétive et misérable au physique et au moral. Un canut de Lyon travaille au moins quatorze heures par jour; ces quatorze heures lui donnent à peine de quoi lui acheter du pain noir pour nourrir sa pauvre


177 famille : si vous retranchez quatre heures de ce t r a vail manuel, pour les employer à un travail d'intelligence, i l ne lui restera pour vivre que le produit de dix heures de travail, et, comme le produit de quatorze heures peut à peine subvenir à ses besoins, on sera obligé de lui tenir compte de cette différence de quatre heures, sans quoi i l ne pourrait plus se nourrir. Cela réglé, je ne sais, en vérité, par quels moyens, aurez-vous obtenu l'égalité? Pas le moins du monde; car, pour que l'égalité subsiste, i l faut retrancher non pas quatre heures, mais quatorze heures de travail, et solder tous les frais de l'éducation ; encore vous serez à mille lieues de l'égalité de moyens de d é v e loppement; car le fabricant enverra son fils au m i lieu des foyers de lumière ; i l lui fera visiter des pays où i l trouvera des modèles de perfection dans tous les genres, qui, enflammant son imagination, faciliteront le développement de son intelligence. Ce ne sera donc qu'en donnant au fils du canut de Lyon les mêmes facilités que le fabricant donne à son fils, que vous obtiendrez l'égalité que vous demandez, et il faudra nécessairement accorder ces facilités tout le temps 1.

12


178 pendant lequel l'intelligence est susceptible de se développer, c'est à dire, en général, jusqu'à l'âge de soixante ans, et même au delà, surtout pour les hommes de science et de cabinet. Voilà donc ce qu'il faut faire, si vous voulez obtenir égalité de moyens de développement de l'intelligence. Ce n'est pas ma faute, si en définissant ce que vous demandez, monsieur Leroux, nous trouvons une folie ; mais quand on jette des palabres à la tête du public, i l faut s'arranger de manière qu'on ne puisse rien définir ; car la définition les brise ; c'est comme le vent qui dissipe la fumée. Ce que je viens de dire des ouvriers de L y o n s'applique également aux ouvriers fileurs de coton, t i s serands, forgerons, cordonniers, m a ç o n s , charpentiers, laboureurs, etc. Cependant le travail de l'esprit pour le développement de l'intelligence, avec l'assurance de l'existence matérielle, étant préférable au travail manuel, personne ne voudra plus s'occuper que des travaux d'esprit. Voilà sans doute un beau roman; mais i l ne s'agit pas d'un roman, i l s'agit d'histoire. Qui fournira à


179 tous ces étudiants les moyens et la facilité de d é v e lopper leur intelligence ? Q u i , en s'occupant des travaux manuels, leur préparera un banquet temporel après le banquet spirituel ? E n vérité, je n'en sais rien, mais probablement M . Leroux le découvrira.



CHAPITRE

II

Je viens de démontrer à M . Leroux l'impossibilité d'établir l'égalité de moyens de développement avec notre système actuel de société; maintenant je vais plus loin : je lui laisse la faculté de trancher dans ce système tant qu'il voudra et comme i l l'entendra; enfin, d'arranger son i d é e , son roman, pour l'égalité de


'182 développement d'intelligence, pourvu qu'il ne crée pas une nouvelle espèce d'homme, qu'il laisse subsister celui qui existe avec son organisation, et après je prétends lui démontrer que, loin d'avoir obtenu une égalité quelconque parmi les hommes, i l aura, au contraire, établi la plus grande inégalité que l'esprit humain puisse concevoir. J'admets un instant que les hommes possèdent les mêmes facilités pour s'asseoir au banquet spirituel, aura-t-on par ce moyen obtenu l'égalité ? N o n , cent fois non, par deux raisons majeures, qui sont inhérentes à l'organisation de l'homme ; la première est que les hommes venant au monde inégaux en i n t e l l i gence autant qu'ils le sont en force physique, leur intelligence ne peut se développer qu'en raison de la somme qu'ils ont reçue de la nature ; la seconde r a i son est que, venant au monde les uns après les autres, leur intelligence sera plus ou moins développée en raison de leur â g e , c'est à dire du temps qu'ils auront pu donner au travail de l'esprit; l'inégalité résultant de la seconde raison puisera une nouvelle force dans les maladies qui empêchent le travail, dans l'âge


183 ou les infirmités qui l'arrêtent entièrement. De ces deux raisons ressortira une inégalité tellement c o m p l è t e , que si l'on plaçait écrit sur la poitrine de chaque homme son degré de développement d'intelligence et si chaque individu était placé dans l'ordre social, en raison de ce degré de développement, i i n'y aurait pas sur la terre deux hommes en état d'égalité. M . Leroux est tombé dans la même erreur que 'J. J . Rousseau, et tous les philosophes, qui veulent que chaque homme soit placé dans l'ordre social en raison de son degré d'intelligence ; ils ont pris chaque individu isolément, voulant lui donner dans la société la place qu'il occuperait dans l'état de nature, tandis que dans la société on doit prendre les hommes par masses. Je renvoie le lecteur à ce que je dis sur ce sujet, au livre dans lequel je critique le discours de J . J . Rousseau, sur les causes d'inégalité entre les hommes, et au livre du droit naturel. Pour terminer son article, M . Leroux nous donne celte phrase superbe : « U n jour viendra ou de « nouveau, toutes les intelligences prendront place « au banquet spirituel; mais alors , i l n'y aura plus


184 « de distinctions entre les prêtres et les laïques , le a monde laïque sera devenu l'église , et l'égalité r è « gnera dans le double domaine du souverain civil « et du souverain ecclésiastique, du roi sacerdotal « et du roi temporel, du pontife et du despote, « du pape et de César. » Ouf ! ! ! E t Victor Considérant qui se plaint de M . Lherminier ! i l n'avait donc pas l u celle-là ? Comme tout le monde ne cherche pas à comprendre cette phraséologie , je vais en donner la traduction en français, la voici : Il arrivera un temps, où de nouveau les paroissiens seront les c u r é s , et les curés seront les paroissiens ; l'église sera le monde, et le monde sera l ' é glise ; les savetiers seront papes, et les papes seront souverains, et les souverains pourront être savetiers, et le savetier sera l'égal du pape, et le pape sera l'égal du c u r é , et le curé l'égal du souverain, et le souverain l'égal du paroissien ; et toujours ainsi en continuant la ronde comme dans la danse macabre , en sorte que paroissiens, c u r é s , papes, savetiers , souverains, se donnant la m a i n , assis au banquet


185 spirituel, formeront une chaîne attendrissante,

et

marcheront ensemble vers l'éternité. Ilfaut vraiment que ces hommes croient le peuple français bien infime pour lui débiter de pareilles sornettes.



C H A P I T R E III.

Les Républicains.

Et l'opposition Odilon-Barrot et Courrier français, qu'a-t-elle fait, cette opposition plus creuse que le crâne desséché d'un squelette de raille ans, retentissante comme un tombeau vide?... Et la république ! Oh ! la république, c'est ici qu'elle doit être flétrie d'un fer rouge sur l'épaule ; c'est ici qu'elle a commis un crime infame! Les ouvriers de Lyon avaient faim ; ils voulaient vivre en travaillant ou mourir en combattant! Avec l'instinct du corbeau qui plane sur une armée en campagne, elle vint s'abattre sur cette population qui recelait un germe de guerre. La guerre éclata, il y eut du sang au travers de la rue, et elle poussait déjà un cri de joie, quand un coup de massue au front l'abattit mourante sur le pavé ! ( Victor CONSIDÉRANT, Destinées sociales.)

Respublica,

la r é p u b l i q u e , la chose publique,

ridicule traduction d'un mot latin qui renferme pour chaque républicain une idée différente. Pour la masse des pauvres diables que l'on trompe, et dont on fait de la chaire à canon, c'est du pain à la sueur de leur front, et ils ne l'auront pas à la sueur de leur sang ;


188 pour les roués de parti, ce sont des places, du p o u voir, des festins, des richesses, et des joies directoriales. L i b e r t é , égalité, m ê m e diversité d'opinion sur la valeur et l'étendue des mots. L'application ridicule de ces deux mots faite à l'homme, a fait plus de mal à l'humanité, que le caractère guerrier de tous les conquérants. F r a t e r n i t é , mot sans valeur, seulement à l'usage des dupes, justement représentés par le baiser L a mourette. Marchez donc, faites donc quelque chose de r a i sonnable, établissez donc une organisation qui ait le sens commun, quand vous n'êtes d'accord ni sur le principe, ni sur la valeur du mot, qui n'est r é e l l e ment qu'une amorce jetée à l'ineptie, à la niaiserie et à la m i s è r e , par l'ambition, la fourberie et le somnambulisme. Pour moi le mot liberté n'a qu'un sens, i l signifie liberté d'actions : or la liberté d'actions ne peut e x i ster dans l'état de société, car ce mot est en oppo-


189 sition directe avec le mot l o i , qui est la base de toute société. L e mot liberté exprime une idée complète qui n'admet aucune modilication. Vouloir restreindre sa valeur par des abstractions, c'est en changer le sens et lui en donner un autre ; c'est encore rendre toute définition impossible, car la borne plantée par les uns sera changée de place par les autres, chacun ayant toujours d'excellentes raisons pour étendre ou restreindre les limites. E n agissant ainsi, on élève un sujet interminable de dissensions dans une société, et on trompe tous les hommes, sans exception, puisqu'au lieu d'une base fixe, on leur a donné un point qui peut se prolonger à l'infini et former des lignes dans tous les sens. Je dis donc que le mot liberté exprime une idée complète ou qu'il n'exprime rien ; que la liberté ne doit pas avoir d'autre borne que celle imposée par l'organisation humaine, autrement elle n'existe pas. Je vais essayer de le démontrer par une comparaison. U n cercle se compose d'une suite de points


190 qui se confondent ensemble placés les uns auprès des autres ; je fixe le nombre de ces points à trois cent soixante : si j'enlève un des points de la circonférence d'un cercle, par cela même je détruis le cercle, il ne reste plus qu'une ligne courbe dont on ne c o n naît la valeur qu'en la comparant au cercle. O n ne peut, en effet, dans cette position lui conserver le nom de cercle, car je puis lui enlever successivement tous les autres points, excepté un ; et i l n'y aura pas plus de raisons pour nommer cercle le seul point qui restera, qu'il n'y en avait pour le nommer ainsi quand i l en restait trois cent

cinquante-neuf.

Il en est de même de la liberté ; si on lui conserve son nom après lui avoir imposé une borne par une l o i , rien n'empêchera de poser d'autres bornes et de faire de nouvelles lois, jusqu'à ce qu'il ne reste plus qu'un point imperceptible de liberté ; alors, pour ne pas tomber dans l'absurde, on sera obligé de chercher des distinctions entre les lois justes et injustes, ce qu'on ne pourra faire qu'au moyen d'idées m é t a physiques, et, sur ce chapitre, tout le monde sait qu'il est impossible de prononcer un jugement contre


191 lequel on ne puisse présenter des raisonnements aussi logiques que ceux qui l'ont déterminé. L a loi est une règle d'actions, imposée par un supérieur à un inférieur. Or tout homme qui a reçu une règle d'actions, n'est pas libre de ses actions. Dira-t-on que celui-là est libre, qui n'obéit qu'à la loi; mais la loi n'est que l'expression de la volonté du législateur, c'est à dire d'un ou de plusieurs hommes ; et en outre si la loi soumet directement les actions d'un homme à la volonté d'un autre, comme dans l'état d'esclavage, ou dans l'état militaire, en se soumettant à la loi cet homme est-il libre? et si la loi soumet indirectement, mais forcément, les a c tions d'une certaine quantité d'hommes, à la volonté d'autres hommes, seuls la t e r r e ,

parce que les uns

possédant

ceux qui ne possèdent pas sont

obligés par la faim de se mettre en servitude près de ceux qui possèdent ; dira-t-on encore que ces h o m mes sont libres ? S i on veut appeler cela de la liberté, je le veux bien, mais pour tout homme raisonnable, ce sera de l'esclavage et de la servitude. S i nous consultons l'Écriture sainte, nous voyons


192 que l'homme n'a jamais joui de la plénitude de sa l i b e r t é ; car Dieu, après l'avoir créé, lui imposa une règle d'actions ; celte règle lui promettait l'immortalité en récompense de sa soumission, et lui infligeait la mort en punition de sa désobéissance. L e principe de mort fut donc créé en même temps que la vie, à cet instant de l'existence de l'humanité ; la mort n'était pas comme aujourd'hui une conséquence forcée de la vie, mais seulement une condition facultative, et pour cela i l fallait que le principe de mort fût placé en face de celui de la vie ; l'homme p o s s é dait son libre arbitre, mais non sa liberté, puisqu'une peine terrible devait être la conséquence de sa d é s o béissance. C'est donc à tort qu'on a fait de la liberté un symbole, que l'on a dit que les hommes étaient nés libres; en adoptant ces maximes, on a jeté le trouble et l'incertitude dans tous les esprits, et, en voulant en faire l'application, on a répandu le désordre dans la société. L a liberté a pour conséquence l'opposition, et c'est par suite de cette conséquence invitable,

que


193 nous voyons tous les jours l'opposition produire une lutte entre les maîtres et l'ouvrier, ou bien entre les réunions des maîtres et les coalitions des ou vriers. Dans ce cas, voici ce qui arrive : les ouvriers sont nommés mutins, les gendarmes les arrêtent, et ainsi que le dit E . Buret, « les tribunaux appli« quent avec une sévérité de plus en plus grande « les lois qui protègent ce qu'on appelle la liberté « de l'industrie, » et tous les ouvriers sont obligés par la faim de reprendre leurs travaux aux prix fixés par les maîtres. L e même Buret nous dit qu'en 1834 les tailleurs de Londres formèrent une vaste coalition qui soutint la guerre jusqu'aux dernières extrémités, et ne céda que quand les caisses de secours furent épuisées ; alors la faim força les ouvriers à reprendre leurs travaux aux prix fixés par les maîtres. Il y a mille exemples de ce genre, et toutes les coalitions ont été terminées par le sabre ou la faim, toujours au détriment des ouvriers. Je le répète de nouveau, on ne peut appeler cette position de l'ouvrier que de l'esclavage ou de la servitude ; et c'est I,

13


194

la conséquence forcée de la déclaration du principe de liberté. Il faut bien se garder de confondre la liberté avec des libertés : la première forme un tout, et les s e condes ne sont qu'une portion plus ou moins grande de ce tout. I l y a autant de différence entre la p r e mière et les autres, qu'il en existe entre le fini et l'infini. Quelle que soit donc la quantité de liberté que demanderont les hommes réunis en société, ils ne demanderont jamais qu'une faible portion d'une i m mensité, et je ne connais pas de société où l'homme soit privé de toute sa l i b e r t é ; ou de société où l'homme puisse jouir de toute sa liberté ; ces deux positions sont complètement incompatibles avec l ' é tal de société. Cela reconnu, on sera obligé de convenir que la somme plus ou moins grande de liberté que l'on accorde aux individus, doit être établie en raison de la conservation de la société, et que les libertés doivent souvent être différentes en raison de ses b e soins. Par exemple, l'esclave d'Amérique, dont on


195 parle tant en France, sans avoir une idée vraie de sa position, jouit, dans beaucoup

de circonstances,

d'une plus grande somme de liberté que le p r o l é taire européen ; et cependant en tête de la constitution, on déclare que tous les Français sont libres; ce qui, faute d'une définition, ne signifie absolument rien. C'est donc en vain qu'on déclarera dans le livre des lois que les hommes sont nés libres, que dans tous les temples on élèvera des statues à la déesse de la liberté; en raison de l'organisation humaine, les déclarations resteront sans effet, et les statues de la folle déesse resteront sans puissance. E n effet le droit de développement de chaque être étant dans son organisation, ainsi que le reconnaissent tous les philosophes, et la nature en donnant le mouvement ayant créé l'opposition ; en raison de l ' i n égalité établie entre les êtres, l'absorption de la liberté de mouvements du faible par le fort, doit être nécessairement le résultat du mouvement. Cette vérité que j'achèverai de démontrer au livre du droit naturel, forcera tout individu à reconnaître que la liberté ne peut exister dans l'état de société, et qu'elle


196 n'est qu'une chimère en opposition à l'organisation de l'homme, et en contradiction avec les lois universelles. Réclamer la liberté de penser, c'est dire une sottise ; personne ne peut arrêter l'essor de la pensée , il ne faut pas confondre la faculté de penser avec la liberté d'émettre la pensée : la première est indépendante de tout, même de Dieu, et on ne peut jouir de la seconde sans agir d'une manière quelconque ; par c o n s é q u e n t , elle fait partie de la liberté d'actions et est soumise à l'opposition comme toutes les autres actions des hommes. L e mot égalité exprime que deux objets sont égaux en tout point. Or l'égalité ne peut exister entre les hommes, ni dans l'état de nature, ni dans l'état de société, et je démontrerai au livre du droit naturel que c'est un contresens avec l'organisation de l'homme. Parce qu'on a déclaré que les hommes étaient égaux devant la l o i , égalité d'ailleurs qui ne peut ê t r e qu'une fiction en raison de l'organisation humaine, dira-t-on que l'égalité existe entre les hommes, quand bien même on serait parvenu à leur donner sur ce point ce que leur annonce la déclaration? Mais alors


197 il vaudrait autant dire qu'un âne et un mulet sont égaux, parce qu'ils ont des oreilles de même longueur. E n raison de l'organisation de l'homme, l'égalité devant la loi ne peut pas plus exister que l'égalité absolue ; je ne crois pas nécessaire de prouver par des faits, ce que tout le monde a pu reconnaître aussi bien que

moi. Dans une

accusation

criminelle,

l'homme riche et puissant qui appartient à une f a mille nombreuse, n ' a - t - i l pas mille moyens d'influence, soit pour étouffer ou arrêter l'accusation, soit pour éviterla peine portée par la loi? Sa richesse, sa position, ses amis, forment autour de lui un rempart inexpugnable, des avocats éloquents et instruits dans le sanctuaire de la justice, des écrivains habiles au moyen de la presse, ne parlent-ils pas, n'écriventils pas en sa faveur, et ne parviennent-ils pas o r d i nairement à embrouiller la question au point de faire échapper le criminel, soit à la justice, soit à la v i n dicte publique ? E t l'homme pauvre, que peut-il ? Il se débat en vain sous le poids de l'accusation qui l'accable , tout est contre l u i , sa pauvreté même est un commence-


198 ment de preuves ; condamné dans l'esprit des hommes , en même temps que soupçonné ; s'il est coupable , i l ne peut é c h a p p e r , innocent le soupçon ne le quitte plus , et l'accompagne jusqu'à la fin de sa carrière. Dans un procès civil, n'en est-il pas de m ê m e ? L'homme riche peut payer chèrement des avocats célèbres; par leur éloquence , et par ses liaisons, il peut exercer une grande influence sur l'esprit des juges, et même quelquefois par la séduction; il peut soutenir les frais d'un procès long et dispendieux, forcer son adversaire à le suivre dans toutes les voies de la chicane. L'homme pauvre ne peut rien de tout cela, et i l est obligé de renoncer à son droit. L'inégalité de position dans la société établit i n é galité d'influence, et l'inégalité de position est la conséquence de l'inégalité naturelle. Que faire à cela ? E s t - i l possible que les juges ne soient pas des hommes avec leurs passions,

avec leurs faiblesses,

peuvent-ils être en dehors

et au dessus de l'humanité ? E t quand cela serait, les autres moyens d'influence ne subsisteraient-ils


199 pas toujours, pour témoigner que l'égalité devant la loi ne peut être qu'une chimère ? Ce fait, conséquence forcée de l'inégalité naturelle est tellement juste, que les plus grands partisans de l'égalité sont obligés de reconnaître son irruption dans la société , malgré tous leurs efforts. Voici ce que nous dit E . B u r e t , 2

e

volume, page 40, dans

son ouvrage sur la misère des ouvriers. « Chose étrange dans le temps où les nations étaient d i v i sées en deux castes que rien ne pouvait rapprocher, en nobles et en vilains, i l y avait beaucoup plus d'égalité parmi les classes qui concourent à la production , qu'il n'en existe aujourd'hui, où pourtant l'égalité est le premier article de la loi fondamentale du pays! Contradiction désolante! A u moment où l'inégalité est détruite dans l'ordre politique ( 1 ) et c i v i l , la voilà qui renaît, et en fait, et en droit, avec une puissance qu'elle n'avait jamais eue , dans l'ordre nouveau de l'industrie. »

(1) En écrivant cela, M. E . Buret avait probablement oublié qu'il fallait payer cinq cents francs d'impôts pour être député, deux cents francs pour être électeur, etc., etc.


200 Mais si la liberté et l'égalité ne peuvent subsister avec l'état de société, cet état n'est point entièrement incompatible avec l'indépendance des hommes, et je l'ai rencontré aux É t a t s - U n i s . C e pendant,

ainsi que le pensent nos rhéteurs r é p u -

blicains , elle n'est point le résultat de la forme du gouvernement, de la constitution, ou de la liberté illimitée de la presse. U n instant de réflexion sur cette question, nous

fera

aisément

comprendre

qu'elle dépend d'un fait tout m a t é r i e l , qu'il n'est au pouvoir d'aucune puissance humaine de donner à la France. Aux É t a t s - U n i s , tous les hommes sont non seulement riches, mais on peut dire trop riches, puisqu'ils possèdent quatre et cinq fois plus de terres fertiles qu'ils n'en peuvent cultiver, et que le gouvernement

possède en outre sept cent cinquante

millions d'acres de terres de bonne qualité , sur lesquelles tout homme peut s'établir, et ne les payer qu'après quatre ou cinq ans de jouissance, au prix fixé par le congrès américain , à raison de six francs vingt-cinq centimes l'acre.


201 C'est à ce fait m a t é r i e l , et seulement à l u i , que l'on doit le maintien de la république, et de la constitution , et de voir la tranquillité qui règne après la fièvre é l e c t o r a l e , le lendemain d'une élection p r é s i dentielle , ainsi que de pouvoir supporter la liberté de la presse, poussée jusqu'à ses dernières c o n s é quences. Il est,

en v é r i t é , absurde de dire que c'est la

constitution, la liberté de la presse, le plus profond respect des Américains pour les l o i s , ou leur i n struction plus générale qu'en E u r o p e , qui maintient l'indépendance des citoyens. Ce n'est point par ces raisons, mais on peut dire malgré ces raisons , que les citoyens conservent leur position indépendante. Car la constitution américaine n'est pas autrement rédigée que cinq cents autres constitutions, ou projets de constitutions faits depuis quatre mille ans; car pour la plus grande partie des Américains , les journaux n'ont d'intérêt que pour les annonces, et les prix courants ; car enfin , i l n'y a guère d ' A m é ricain qui ne soit capable de tenir tête à un BasNormand de pur sang, et i l n'est pas aisé de faire


202 un article de loi à travers lequel i l ne réussisse à passer. Quant à l'instruction, si savoir lire et écrire est de l'instruction, ils sont vraiment le peuple le plus i n struit du globe ; mais i l me semble que quand vous avez donné ces deux connaissances à un homme, vous n'en avez pas plus fait un homme instruit, que vous n'avez fait un menuisier d'un homme auquel vous avez donné un rabot ; la clef de la science ne constitue pas plus la science, qu'un rabot ne constitue l'art de la menuiserie. Les élections n'ont d'intérêt que pour les fonctionnaires publics qui excitent tant qu'ils peuvent le peuple en leur faveur. L e peuple qui n'a pas grand sujet de distraction , finit par y prendre part comme à une course de chevaux; l'Américain est

naturellement

joueur, et i l fait toujours des paris nombreux et considérables sur le résultat des élections, i l parie s o u vent contre le candidat qu'il porte, l'homme alors n'étant

plus pour lui qu'un cheval dans l'hippo-

drome : et dans le fait, que lui importe qui sera nommé président, de Harisson, ou de Van de Buren? ni l'un ni l'autre ne peuvent changer la forme du gou-


203 vernement; ce n'est pour lui qu'un spectacle ; quand il est

fini,

i l retourne

à sa ferme,

ou sur sa

plantation, car c'est là que sont concentrés tous ses intérêts, toutes ses affections. L a forme du gouvernement des É t a t s - U n i s ne durerait pas quinze jours en France, et elle sera changée en A m é r i q u e , bien avant que la population de l ' U nion soit aussi compacte que celle de la France; car alors, i l y aura des riches, et beaucoup de prolétaires sous la dépendance des riches. M'étendre davantage sur ce point serait sortir de mon sujet; mais tout le monde comprendra qu'un gouvernement est à l'abri des révolutions, quelle que soit sa constitution, quand tous les hommes qui sont gouvernés peuvent devenir riches, et peuvent satisfaire leur ambition d'acquérir des propriétés foncières , quelque grande que soit celle soif de p r o p r i é tés et de richesses. Ne pouvant nous procurer celte richesse, source de l'indépendance américaine, ce ne sera donc pas là que les républicains français iront chercher une


204 forme de gouvernement pour la France ; d'ailleurs la constitution des Etats-Unis reconnaît l'esclavage, et les constitutions des états sur la surface de plus des deux tiers de cette immense république, sont basées sur cet état de choses. Je puis ajouter i c i , que c'est dans les pays où existe l'esclavage que l'esprit républicain me paraît le plus solidement affermi, et où i l a jeté les plus profondes racines. Les r é p u b l i cains ne peuvent pas davantage aller chercher la forme d'une république chez les peuples de l'antiquité avant d'avoir établi l'esclavage dans leur pays, car c'est réellement sur celte base que reposait le système des anciennes républiques. Celle où l'égalité la plus grande régnait entre les citoyens était celle de Sparte , et cette égalité qui n'appartenait

qu'aux

Spartiates, ne subsistait qu'aux dépens de la liberté des Ilotes. Dans toutes les républiques, i l était d é s honorant pour un citoyen d'exercer les arts l i b é raux, tous étaient réservés aux esclaves, et les c i toyens étaient chargés de gouverner, et de défendre le pays. Les anciens législateurs, qui valaient bien ceux


205 d'aujourd'hui, avaient pense que le peuple ouvrier était trop ignorant, pour adopter un principe ; ils avaient établi la classe des esclaves, qui n'avait a u cun droit politique, et qui seule exerçait les métiers ; cette classe était chez les anciens à peu près celle que nous entendons de nos jours par le mot peuple ouvrier, et réellement ces législateurs avaient raison, le peuple est trop ignorant et trop facile à éblouir pour s'attacher à un principe ; i l prend d'abord pour drapeau un homme qui se trouve à la tête d'une o p i nion libérale , mais bientôt oubliant l'opinion et le principe i l suit l'homme, l'aide à s'emparer d'un pouvoir despotique, et croit bonnement que la liberté et la république subsistent toujours, parce que sur les pièces de monnaie, i l lit d'un côté république française, et de l'autre Napoléon empereur. Nos républicains ne veulent pas probablement s'emparer des formes de la république de Venise, république qui cependant a jeté un grand é c l a t , mais qui n'était fondée ni sur l'égalité, ni sur la l i berté ; ils ne sont certainement pas sans avoir e n tendu parler des Plombs et du Conseil des dix.


206 Ils disent qu'ils veulent le bonheur du peuple, cela n'est certainement pas vrai ; car quand on veut faire le b i e n , i l n'est pas nécessaire de se cacher, les Saints-Simonniens n'ont pas hésité à proclamer leur principe, à développer leur système ; les p h a l a n s t é riens en ont fait autant ; pourquoi les républicains n'agissent-ils pas de même? Pourquoi se réunissentils toujours en sociétés secrètes, qui commencent par exiger de l'homme le serment de renoncer à sa liberté d'action, et lui font promettre d'abdiquer sa liberté de penser. L'homme qui fait un pareil serment, sous quelque prétexte que ce soit, ne mérite plus que l'esclavage, et est pour jamais indigne du nom de citoyen : pourquoi enfin ces apôtres de l i berté fuyent-ils le grand jour, si leurs intentions ne sont pas criminelles? Vous voulez une république ; mais quelle forme de république voulez-vous? E s t - c e la forme de la république d'Athènes, de Sparte, de R o m e , ou de Venise, est-ce une république avec un, deux ou trois consuls, avec un empereur? Est-ce une république despotique avec un dictateur, un baillon pour la


207 presse, des guillotines pour les citoyens, et des b a teaux à soupapes pour les enfants et les jeunes filles? Est-ce une république d'orgie et de boue avec un directoire? C'est je crois celle-là qui vous convient, mes maîtres, et je ne crois pas me tromper en disant que votre intention après avoir abusé le peuple, est de vous gorger du sang et des richesses des citoyens.



L I V R E VII

CHAPITRE

Droit

PREMIER.

divin.

Non concupisces domum proximi lui, ne desiderabis uxorem ejus, non servum, non ancillam , non bovem, non asinum, nec omnia quœ illius sunt. Tu n'envieras pas la maison de ton prochain ; tu ne désireras pas sa femme, ni son esclave, ni sa servante, ni son bœuf, ni son âne, ni rien de ce qui lui appartient. E X O D E , ch. 20, v. 17. Vulgale.

C'est là le commandement que Dieu a donné à M o ï s e , sur le mont S i n a ï , au milieu du tonnerre et des éclairs : T u ne désireras rien de ce qui appartient au prochain ! ! ! Comprenez bien philanthropes et abolitionistes chrétiens : ce n'est pas seulement le vol ou la sous-

1.

14


210 traction de ce qui appartient

au prochain, que

Dieu défend, c'est l'envie qui comprend tout ce qui peut détruire la propriété d'autrui, et parmi les biens de toute espèce qui peuvent être en la possession des hommes, Dieu désigne particulièrement l'esclave et la servante. Quelques personnes traduisent le mot latin

servus par serviteur, ce qui

n'est pas juste, le serviteur

domestique tel qu'il

existe de nos jours, était nommé Mercenarius, et c'est ainsi que Dieu le nomme dans ses commandements , lorsqu'il dit dans le LÉVITIQUE chap. XXV verset G, après avoir ordonné que tous les sept ans on laisserait la terre en repos : Sed erunt vobis in cibum, tibi et servo tuo, ancillœ tuo : et advenœ

et mercenario

qui peregrinatur , apud te ; mais

ce qui naîtra de lui-même servira à vous nourrir, vous, votre esclave, votre servante , votre mercenaire et l'étranger qui demeure avec vous.

C'est

donc bien du serviteur esclave que Dieu a p a r l é , en prononcant le mot servus, et non du serviteur mercenaire, dont nous nous servons; en effet lui seul est


211 une p r o p r i é t é , ainsi que Dieu va le dire , tandis que le mercenaire est libre. Celui là donc est dans l'erreur, qui prétend croire au Dieu de M o ï s e , au Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob , et qui p r ê c h e l'abolition. Qu'il ouvre la bible , et après le premier c o m mandement , que j ' a i donné en tête de ce chapitre , il lira : EXODE , chap. XXI, verset 2 : Si emeris servum hebrœum

sex annis serviet tibi, in septimo egre-

ditur liber gratis;

S i tu achètes un esclave h é -

breu , i l te servira pendant six ans, et au septième il sortira libre, sans te rien donner. Au verset 3 : Cum quali veste intraverit cum tali exeat; si habens uxorem, et uxor egredietur simul; Il sortira d'esclavage avec l'habit qu'il avait en entrant, s'il avait une femme, i l sortira avec sa femme. EXODE , chap. XXI, verset 4 : Sin autem domtniis dederit illi uxorem et peperit filios et filias : mulier et liberi ejus erunt domini sui , ipse vero exibit cum vestitu suo ; Mais si son maître l u i a


212 donné une é p o u s e , et si elle lui a donné des fds et des filles, la femme et les enfants

appartiendront

au m a î t r e , et pour lui i l sortira avec son habit. Verset 5 : Quod si dixerit servus, diligo dominum meum et uxorem, ac liberos, non egrediar liber; S i l'esclave dit : J'aime mon maître, mon épouse et mes enfants, je ne veux point sortir pour être libre. Verset 6 : Offeret eum dominus diis, et applicabitur od ostiam et postes, perforabitque aurem ejus subulâ;

Son maître l'offrira aux dieux, et

i l sera placé entre la porte et le poteau, et i l lui percera l'oreille avec une a l è n e , et i l sera esclave pour un siècle. Verset 20 : Qui perçussent ancillam virgâ,

servum suum, vel

et morti fuerint in manibus ejus,

crimine reus erit ; Si quelcpi'un a frappé son esclave et sa servante avec une verge, et s'ils sont morts dans ses mains, i l sera coupable de crime. Verset 21 : Sin autem uno die vel duobus supervixerint, non subjacebit pœnœ,

quia pecunia

illius est ; Mais s'ils ont survécu un ou deux jours, i l


213 ne sera point soumis à la peine, parce que ces

esclaves sont son argent. Verset 26 : Si percusserit quispiam oculum

servi sui aut ancillœ et lucos eos fecerit, dimittet eos liberos pro oculo quem eruit; S i quelqu'un frappe son esclave ou sa servante sur l'œil et les rend borgnes, i l les renverra libres , pour l'œil qu'il leur aura fait perdre. LÉVITIQUE,

chap. XXV, verset 29 : Si pauper-

tate vendiderit tibi se frater tuus, non eum opprimes servitute famulorum; S i la pauvreté réduit votre frère à se vendre à vous, vous ne l'opprimerez point par la même servitude que vos esclaves.

Verset 40 : Sed quasi mercenarius et colonus

erit, usque ad annum jubilœum

operabitur tibi;

Mais vous le traiterez comme un mercenaire et un colon,

et jusqu'à l'année du j u b i l é , i l travaillera

pour vous.

Verset 4 2 : Mei enim servi sunt, et ego eduxi eos de terrâ Ægypti, non veneant conditione servorum ; Car ils sont mes esclaves, c'est moi qui


214 les ai tirés d'Égypte , qu'ils ne soient donc point vendus comme les autres esclaves. Verset 4 4 : Servus et ancilla sint vobis de nationibus quœ in circuitu vestro sunt ; Ayez des esclaves et des servantes, pris parmi les nations qui sont autour de vous. Verset 45 : Et de advenis qui peregrinantur apud vos, vel qui ex his nali fuerint in terrâ vestrâ;

hos habebitis famulos ; Vous aurez aussi

pour esclaves, les étrangers qui sont venus parmi vous, ou ceux qui sont nés d'eux dans votre pays. L É V I T I Q U E , chap. XXV, verset 4 6 : Et hereditario jure transmiltetis ad posteros ac possidebitis in œternum ; Vous les laisserez à votre postérité par droit héréditaire et vous en serez

possesseurs

pour toujours. H é bien ! abolitionistes , juifs, chrétiens , latins, grecs et protestants de toutes les sectes, qui croyez au Dieu de Moïse ; dites-moi, ces commandements sont-ils

clairs,

sont-ils

précis ? Laissent-ils le

moindre doute sur la traite et l'esclavage? Dieu n'a-til pas parfaitement réglé ces deux questions ? n'a-t-il


215 pas dans cent passages qu'il me semble maintenant inutile de citer, menacé son peuple de le réduire en esclavage ? n'a-t-il pas plusieurs fois exécuté ses menaces? n ' a - t - i l

pas dit dans la GENÈSE, chap. IX,

verset 26 : Dixitque Dominus Deus : Benedictus Sem sit, Chanaan servus (1) ejus; et le Seigneur a dit : Que Sem soit b é n i , Chanaan sera son esclave. Dans ses commandements, ne fait-il pas de l'esclave une possession? et ne vous a - l - i l pas dit : T u n'envieras rien de ce qui appartient au prochain. J'avais donc bien raison de dire que celui-là était dans l'erreur, qui prétendait croire au Dieu de Moïse, d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, et qui prêchait l ' a bolition; car i l prêche la destruction de la propriété. E l Dieu ne défend pas seulement le vol et la soustraction, mais l'envie qui détruit la propriété de ce qui appartient au prochain. D'où vient donc que se couvrant du manteau de la religion, certains hommes viennent en opposition (1) Toutes les bibles anglaises traduisent le mot servus par le mot servant, qui signifie serviteur; cette traduction est fausse et est faite avec mauvaise intention : la véritable traduction de servus est slave, qui veut dire esclave.


216 directe et formelle aux ordres de Dieu prêcher une croisade contre l'esclavage , c'est à dire contre les propriétaires d'esclaves et ceux qui font la traite; sont-ils assez imprudents pour se croire plus sages et plus habiles que Dieu, ou diront-ils que le fds est venu détruire ce que le père avait établi ; mais alors Dieu ne serait point un Dieu tout-puissant, immuable, ce ne serait plus qu'un homme , avec toutes les faiblesses de l'humanité. Tandis que le Dieu d'Israël est le Dieu tout puissant, immuable dans sa volonté, qui comme lui est de toute éternité, ce qu'il voulait i l y a trois mille ans, i l le voulait donc de toute éternité, c'est à dire qu'il le voulait dans les temps infinis qui ont précédé la manifestation de sa volonté, et pendant les temps infinis qui doivent suivre cette manifestation, et le Christ n'est venu que pour accomplir les promesses de rédemption de son père ; i l n'est point venu changer la l o i , mais l'accomplir.


C H A P I T R E II.

Droit

Divin.

Nolite putare quoniam tient solvere legem aut Prophetas : nonvenisolvere sed adimplere. Ne pensez pas que je sois venu pour détruire la loi et les Prophètes ; je ne suis pas venu les détruire, mais les accomplir. S A I N T M A T H I E U , ch. 5, v. 17.

L e Christ n'est donc pas venu renverser l'ancienne l o i , celle que Dieu a donnée à Moïse sur le mont S i naï ; i l est venu au contraire, pour l'accomplir, et même chapitre, i l ajoute : Chap. v , verset 19: Qui ergo solverit unum de mandatis istis minimis, et docuerit sic homines


218 minimus vocabitur in regno cœlorum;

qui autem

fecerit et docuerit, hic magnus vocahitur in regno cœlorum;

Celui donc qui violera un de ces moindres

commandements, et qui apprendra aux hommes à les violer, sera le dernier dans le royaume des cieux ; mais celui qui les exécutera et les enseignera, sera grand dans le royaume des cieux. Ainsi celui qui violera ou qui enseignera à v i o ler un des plus petits commandements que Dieu a donnés à Moïse, sera le dernier dans l'autre monde. E n effet, dans les versets 2 2 , 28 et 34 du même chapitre, le Christ défend non seulement l ' h o m i cide, mais encore l'injure ; non seulement l'adultère, mais encore le désir ; non seulement le faux serment, mais même le serment. Ainsi le Christ, loin de r e n verser les commandements de Dieu, ne fait que les r e commander plus vivement et les rendre plus sévères. Par les commandements donnés à Moïse, Dieu défend d'envier le bien d'autrui ; Dieu a placé les esclaves au nombre des biens et des propriétés : de là i l résulte clairement que celui qui cherche à d é truire la propriété d'un autre, en prêchant l'abolition


219 est en opposition directe avec l a loi de Dieu, et par les paroles du Christ que je viens de citer i l est également en opposition directe avec les commandements du Christ, qui ordonnent l'obéissance aux m o i n dres commandements de Dieu. E n outre, nulle part il ne condamne l'esclavage, partout au contraire i l o r donne de respecter la puissance, de rendre à César ce qui appartient à C é s a r , et à Dieu ce qui appartient à Dieu. E n vérité, je ne sais sur quel texte des Ecritures les philanthropes chrétiens peuvent s'appuyer pour prêcher l'abolition de la traite et de l'esclavage, car dans leurs épîtres les apôtres Pierre et Paul sont aussi précis que l'Exode et le Lévitique. Saint Paul, dans sa première épître à Timothée, nous dit : Chap. VI, verset 1 : Quicumque sunt sub jugo servi, dominos suos omnihonoredignosarbitrentur ne nomen Domini et doctrina blasphemetur ; Que ceux qui sont esclaves sous le joug regardent leurs maîtres dignes de tout honneur , pour que le nom du Seigneur et sa doctrine ne soient point blâmés.


220 Verset 2 : Qui autemfideleshabent dominos , non contemnant, quia fratres sunt; sed magis serviant, quia fideles sunt et dilecti, quia beneficii participes sunt. Hœc doce et exhortare ; Que ceux qui ont des maîtres fidèles (c'est à dire c h r é tiens), n'aient pas pour eux moins de respect, parce qu'ils sont frères, mais qu'ils les servent d'autant mieux qu'ils sont fidèles et aimés , et qu'ils participent aux mêmes avantages:

enseignez et recommandez ces

choses. Verset 3 : Si quis aliter docet et non acquiescit sanis sermonibus Domini nostri Jesu—Christi, et ei quœ secundum pietatem est doctrinœ; S i q u e l qu'un enseigne autrement, et n'aquiesce pas aux p a roles de notre Seigneur J é s u s - C h r i s t , et à ce qui est doctrine selon la p i é t é . Verset 4 : Superbus est nihil sciens, sed languens circum questiones, et pugnas verborum; ex quibus oriuntur invidiœ,

contentiones, blasphe-

miœ suspiciones malœ ; C'est un orgueilleux qui ne sait r i e n , i l languit autour des questions et des c o m bats de paroles, desquels naissent l'envie, les c o n testations , les blasphèmes et les mauvais soupçons.


221 Verset 13 : Prœcipio

Uhi corani Deo qui vivificat

omnia, et Christo-Jesu, qui testimonium reddidit sub Pontio Pilato, bonam confessionem ; Je vous ordonne devant Dieu qui fait vivre tout, et devant Jésus-Christ

qui a rendu

bon témoignage

sous

Ponce Pilate. Verset 14 : Ut serves mandatum sine

maculâ,

irreprehensibile usque in adventum Domini nostri Jesu-Christi ; De garder mon ordre sans tache et d'une manière irrépréhensible , jusqu'à l ' a v è n e ment de notre Seigneur Jésus-Christ. L e m ê m e apôtre dans son épître à Tite, lui d i t : Chap. 2 , verset 9 : Servos dominis suis subditos esse, in omnibus placentes non contradicentes; Les esclaves doivent être soumis à leurs m a î t r e s , leur plaire en tout, ne les contredire en rien. Verset 10 : Non fraudentes, sed in omnibus bonam fidem ostendentes; ut doctrinam Salvatoris nostri Dei ornent in omnibus ; qu'ils ne les t r o m pent pas ; mais qu'ils se montrent fidèles en toutes choses, afin qu'ils fassent briller en toutes choses la doctrine de notre Dieu sauveur.


222 Saint Paul dit encore dans son épître à P h i l é m o n , qu'il l u i renvoie son esclave, et prie Philé— mon de lui renvoyer à R o m e , parce qu'il a besoin de ses services. L'apôtre saint P i e r r e , le disciple bien aimé du Christ, dans sa première épître aux chrétiens dispersés dans le Pont, la Galatie, la Cappadoce, l ' A s i e , la Bytbinie, dit : Chapitre 2, verset 18 : Servi,

subditi estote in

omni timore dominis,non tantum bonis, et modestis, sed etiam dyscolis ; Esclaves soyez soumis avec toutes sortes de craintes à vos m a î t r e s , non seulement à ceux qui sont bons et modestes , mais encore à ceux qui sont fâcheux. Hommes qui croyez au Dieu de M o ï s e , hommes qui croyez au C h r i s t , à ses paroles transmises par les évangélistes, qui prenez pour règle de conduite, les ordres et les instructions des a p ô t r e s , comment après des textes aussi clairs, des ordres aussi p o s i tifs , pouvez-vous prêcher l'abolition de la traite et de l'esclavage ! S i l'esclavage avait été en opposition avec la loi


223 nouvelle, c'est à dire avec la loi de rédemption, le Christ, le fils de D i e u , la seconde personne de la sainte Trinité, aurait-il hésité à prononcer anathème contre l u i , le fils de Dieu tout puissant et Dieu comme son p è r e , pouvait-il avoir des craintes, ou des ménagements à garder avec les hommes ? L e s a p ô tres auraient-ils ordonné aux esclaves soumission et obéissance en toute chose? auraient-ils prononcé l'anathème contre ceux qui prêchant l'abolition donneraient des ordres en opposition aux règlements et aux ordres qu'ils donnaient sur l'esclavage ? Que r é pondrez-vous, au jour du jugement, à saint Paul qui vous ordonne de garder son commandement dans tout

son entier, jusqu'au

dernier avènement du

Christ? Je vous délie au nom du Christ, regardez

que vous

comme le messie de D i e u , de citer un

seul texte de l u i , ou de ses apôtres, qui vienne contredire ceux que je viens de vous présenter. De deux choses l'une, ou vous êtes des orgueilleux ou des ignorants, ainsi que le dit saint Paul, en prêchant une doctrine clairement opposée aux commandements

que Dieu a donnés à Moïse sur le


224 mont S i n a ï , aux préceptes et aux ordres, et aux instructions données par les apôtres ; ou vous êtes des fourbes et des hypocrites, qui pour satisfaire vos passions , prêchez une doctrine que vous savez en opposition complète avec les a p ô t r e s , le Christ, la loi de Dieu et ses p r o p h è t e s .


C H A P I T R E III.

Ne pouvant défendre leurs doctrines avec les textes de l'Écriture sainte, les abolitionistes invoqueront sans doute, en leur faveur, l'esprit de la religion chrétienne. A cela nous répondrons : Qu'en législature divine, comme en législature humaine, i l est i n terdit de rechercher l'esprit de la l o i , quand le texte 1.

15


220 est clairet p r é c i s ; car, par cetto recherche, on est exposé à tordre le sens du texte et à s'écarter de la vérité. Cependant, je veux bien encore accepter le combat sur ce terrain et examiner par quelles r a i sons l'église catholique a marché progressivement depuis des siècles à l'abolition de l'esclavage, quoi que les livres sacrés aient réglé cette position, et n'en aient point imposé la destruction. Je crois nécessaire de faire observer

de n o u -

veau que jamais je n'ai prétendu que l'esclavage était un état de perfection ; tout homme penseur, en lisant ma première page, a du reconnaître que je le considérais comme un état de transition, et le c r i tique qui prétendrait le contraire manquerait de bonne foi ou d'intelligence. Je crois que la religion catholique, dans son esprit, l'a toujours considéré de m ê m e , et d'ailleurs, je me hâte d'ajouter, avant toute explication, qu'avec l'existence pleine et entière de cette religion dans le coeur du maître et dans celui de l'esclave , les mots maître , esclave , ne servent plus qu'à exprimer une position, comme les mots p è r e , fils, fille, gendre, en expriment une autre.


227 L a religion catholique est une religion d'amour et d'affections; par ce la même elle détruit toute domination violente, pour la remplacer par une domination d'affection , semblable à celle du père à l'égard du fils ; dans ce cas, le mot esclave ne désigne plus qu'un étranger à la famille par les liens de la chair, mais adopté , et qui dans sa position a droit comme les autres membres de la famille, à la bienveillance du chef de la famille. S i , comme je le démontrerai plus tard, on ne peut établir que quelques légères différences, entre l'esclavage créature de la loi positive, et celui qui résulte de la faim, loi naturelle; si la soumission complète d'une masse d'individus à la volonté d'une autre masse moins considérable,

est une

consé-

quence forcée de la loi naturelle et de l'établissement des sociétés ; on sera obligé de reconnaître que la violence qui résulte de cet état inévitable de soumission, disparaît entièrement

par l'établissement

d'une loi d'amour et d'affection qui réunit les hommes entre eus. Personne, je crois, ne me contestera ce fait. A u surplus examinons quelle est la position


228 d'une femme chérie et aimée par son époux : la loi lui ordonne l'obéissance, et l'affection lui donne le commandement ; par la l o i , le fds est soumis au p è r e , et l'enfant chéri impose au père ses v o l o n t é s , au moyen de l'affection qu'il lui inspire. L ' é t a b l i s s e ment de la religion catholique a donc eu pour r é s u l tat immédiat de faire disparaître, au moyen de l'affection , la distance qui existe entre le maître et l'esclave.

Dans sa marche, la religion a fait aussi disparaître l'égoïsme, au moyen de l'affection , et l'émancipation est devenue générale. C'est là un effet incontestable et inévitable de la charité , et l'esclave n'avait pas à craindre de manquer de protecteurs dans cette nouvelle position, attendu que la charité et l'affection , filles de l'idée religieuse , étaient t o u jours là pour plaider en sa faveur dans le cœur de son ancien maître, qui, en outre, était obligé par sa conscience religieuse, à lui procurer tous les secours en son pouvoir; l'émancipation ne pouvait donc avoir de funestes r é s u l t a t s , puisque ses effets, en ce


229 qu'ils ont de désastreux, étaient contrebalancés par une loi d'amour. On ne peut nier que la religion catholique n'ait reçu de graves atteintes depuis trois siècles,

et

qu'elle n'ait perdu une partie de son empire sur l'humanité, par l'établissement du protestantisme, par le matérialisme,

le déisme , ou même par l ' a -

théisme. L a conséquence forcée de la diminution de puissance exercée par la religion catholique sur l'esprit et le cœur des hommes, a été de placer l'organisation sociale sous l'influence de lois matérialistes; car on ne peut raisonnablement espérer qu'une loi d ' a mour produise un effet quelconque sur l'homme q u i , livré tout entier à l a matière , n'accorde à l'idée r e ligieuse aucune influence sur ses actions; i l était donc indispensable , si l'on voulait conserver l'effet, de conserver la cause. L a destruction de l'esclavage de l'homme, dans ce qu'il peut avoir de plus pénible, dans la possession de l'homme, ne pouvait avoir aucun inconvénient, lorsque les hommes étaient animés par les sentiments


230 d'affection et de charité qu'inspire la religion catholique , puisque le riche qui avait cessé d'être maître, restait par sa conscience et par sa loi religieuse dans l'obligation de secourir son semblable. E n détruisant la religion catholique dans le cœur de l'homme , le riche s'est trouvé avec son égoïsme naturel en face de la misère du pauvre , rien ne lui faisait plus une obligation de secourir son semblable, il avait une loi religieuse qu'il avait droit d'interpréter à sa volonté, et une loi civile qui réglait toutes ses actions; alors sa conscience était tranquille, quand i l avait rempli tous ses devoirs, après avoir assisté au prêche , payé ses billets, ses contributions et la taxe des pauvres. L a liberté amène naturellement l'opposition, et l'opposition doit amener le combat ; la religion catholique et la charité qui pouvaient seules annihiler les effets de la lutte, étaient détruites en partie; le combat s'engagea, et naturellement avec toutes ses conséquences. Ce ne fut plus le combat de l'homme dans l'état de nature qui devait amener la destruction ou l'es-


231 clavage d'une des deux parties; mais un combat r é glé par la loi positive, auquel on donne le nom de liberté de travail, qui devait produire la misère par la libre concurrence, et avec la faim une soumission plus grande que celle de l'esclave sans en avoir les bénéfices. E n effet, i l n'est pas raisonnable de vouloir c o n server avec une loi de matérialisme, les conséquences d'une ancienne loi religieuse que l'on a détruite ; et puisque la première exerce aujourd'hui son empire sur la majeure partie de l'humanité , on ne doit pas s'attendre à voir découler les conséquences de la seconde : un très mauvais logicien seul peut espérer ces résultats. L e législateur doit prévoir, dans la l o i , quels sont les moyens de satisfaire les besoins de tous les m e m bres de la société. L a loi du Christ avait préparé ces moyens en établissant la charité et la crainte de Dieu comme contrepoids à la puissance du maître ; en détruisant la loi du Christ, la philosophie a détruit le contrepoids, elle a omis de le remplacer, et dans la lutte qui s'engage par suite de la libre concurrence,


232 l'ouvrier étant d é s a r m é , se trouva écrasé sous la puissance du maître. U n homme faible et désarmé est enfermé dans une arène en face d'un homme vigoureux, bien armé et cuirassé de pied en cap ; l'homme vigoureux est le dépositaire de toute la nourriture, et i l ne veut en donner un peu à l'homme faible qu'à la condition que celui-ci se prosternera le front dans la poussière, ou qu'il lui servira de marchepied pour s'élever ; ne serait-ce pas une amère dérision de dire que l'homme faible est libre de se prosterner ? C'est cependant ce qui existe avec notre système d'organisation sociale , où l'ouvrier pauvre et d'une intelligence faible se trouve constamment à la merci de l'homme riche et intelligent : aussi, dans la lutte qui s'engage entre ces deux hommes, le pauvre ne r é c o l t e - t - i l que m i s è r e , et en raison de la faim qui le dévore i l est obligé de se soumettre plus servilement que l'esclave. Ceci nous fait comprendre parfaitement l'esprit du christianisme et sa marche pendant dix-huit siècles ; faute d'avoir compris cet esprit, la philosophie s'est contentée d'accepter la position faite en détruisant la


233 cause. De là i l est résulté qu'après cinquante années de désordre et d'anarchie, tout le monde reconnaît que la société est complètement désorganisée ; un grand nombre de l i b é r a u x , fatigués de cet état de choses, demandent le rétablissement des corporations et des jurandes, ce qui est une atteinte portée au travail libre, à la libre concurrence, et une vigoureuse attaque contre la liberté du maître et celle de l'ouvrier; car si on impose des devoirs au maître, on sera obligé de lui accorder des droits sur l'ouvrier. Il en sera de même de l'ouvrier, auquel on sera obligé d'imposer d'autant plus de devoirs, qu'on lui aura accordé plus de droits à l'égard de son maître. Par les explications que je viens de donner, on peut donc aisément se rendre compte de l'esprit de la religion marchant progressivement à une é m a n c i pation générale. O n voit que l'établissement d'une loi d'amour pouvait permettre d'émanciper les esclaves, non seulement sans inconvénient, mais encore avec l'espoir bien fondé d'en tirer parti au profit de l ' h u manité. On voit encore qu'une conséquence toute naturelle de cette loi pouvait être l'émancipation g é -


234 nérale, et que dans ce cas tout était parfaitement organisé pour l'émancipation, comme cela avait eu lieu pour l'esclavage ; car dans ces deux positions la charité était là pour rendre légère la puissance du m a î tre ou pour secourir la misère de l'esclave é m a n cipé. L a philosophie, en détruisant la religion, a marché nécessairement en sens contraire; elle ne devait donc point compter sur les conséquences qui découlent des idées religieuses, et elle devait, par de nouvelles lois, compléter l'organisation des travailleurs qui se trouvaient abandonnés au milieu de l'égoïsme général. Ces lois n'avaient rien à emprunter à la religion, et elles ne devaient reposer que sur le matérialisme pur, puisque le matérialisme avait seul présidé à la destruction des idées religieuses et à l'établissement des nouvelles lois sous l'empire desquelles la société se trouvait placée. C'est ce que la philosophie n'a pas fait, ou pour mieux dire, c'est ce qu'elle n'a pas osé faire, parce qu'il lui était impossible de rien formuler sur ce point sans porter atteinte aux sommes de l i bertés données à l'homme qui venait d'être émancipé


235 par la religion. I l eût été par trop absurde de r e n verser la religion au nom de la liberté, et de diminuer immédiatement la somme de libertés obtenues au moyen de la religion. L a philosophie reconnaît si bien aujourd'hui l ' i m périeuse nécessité des idées religieuses pour venir au secours de l'ouvrier en état de liberté, que tous les écrits sérieux sont empreints d'une idée de retour à la religion, et les abolitionistes les plus fougueux, les philosophes les moins religieux, reconnaissaient qu'avant d'émanciper les n è g r e s , esclaves en Amérique, il faut les moraliser, mot complètement vide de sens s'il n'a pour base la religion. Certainement ce serait une mauvaise plaisanterie que de prétendre moraliser les hommes d'une société quelconque, en leur faisant apprendre le catéchisme des droits de l'homme et des devoirs du citoyen ; i l faut donc appeler la religion au secours, et c'est ce qu'ont fait les philosophes libéraux et abolitionistes de l'époque ; mais la religion a eu le même sort dans les Antilles françaises qu'en France. Ainsi que les blancs, les mulâtres, qui forment une classe intermédiaire,


236 sont devenus des esprits forts, et ils sont parvenus à faire des voltairiens au petit pied avec tous les pauvres nègres de Guinée ou du Congo ; ils croient tous aux sorciers, aux gris-gris, au diable, qu'ils accusent de toutes les fautes qu'ils commettent : quant à la religion, ils s'en inquiètent peu. Comment les nègres esclaves pourront-ils croire aux vertus énoncées par le christianisme, quand ils verront les abolitionistes, dans lesquels ils ont c o n fiance, ne pas les pratiquer ? Comment rétablir la r e ligion dans le cœur des hommes libres des Antilles, quand les philosophes français la tournent constamment en

ridicule?

Comment un homme honnête

peut-il proposer comme une vérité ce qu'il publie être un mensonge ? Voilà cependant où en sont arrivés nos philosophes modernes, ils sont dans une impasse dont ils ne peuvent sortir qn'en retournant sur leurs pas; ils ont brisé le seul instrument capable de féconder la plus grande somme de liberté qu'il était possible de donner à l'homme, ils ont rendu impossible le seul moyen d'atténuer les résultats de la lutte qui est la conséquence forcée des libertés, et ne p o u -


237 vaut plus douter de leur impuissance, ils appellent la morale à leur secours, c'est à dire la religion. Quand on a brisé une glace, on peut au moyen du feu en réunir les morceaux en les faisant fondre et faire une nouvelle glace, ce travail est prompt et facile; mais il n'en est pas de même de l'esprit humain; quand on a trompé les masses, quand on les a lancées dans une fausse direction , i l n'est pas aisé de détruire les nouvelles idées et de les remplacer. Cependant chez les peuples où existe l'esclavage, on ne peut continuer le système d'émancipation commencé par la religion catholique, tant que cette religion n'aura pas repris son empire sur l'esprit du maître et sur celui de l'esclave ; et chez les peuples où les ouvriers ont été é m a n c i p é s , on ne peut attendre, pour les soulager, l'époque où la religion aura également repris son empire sur l'esprit du maître et sur celui de l'ouvrier ; car la faim est pressante, la misère augmente de plus en plus, et avec elle la démoralisation qui oppose une barrière insurmontable à l'action des idées religieuses. Une organisation matérielle, seule, peut apporter immédiatement du soulagement à la


238 misère de l'ouvrier, et i l faut bien le reconnaître, cette organisation ne peut avoir lieu qu'en accordant des droits, et en imposant des devoirs matériels; c'est à dire en diminuant la somme des libertés accordées au maître et à l'ouvrier par la religion après un travail de dix-huit siècles. Je crois avoir démontré suffisamment, par ces raisonnements, que la religion considérait l'esclavage, ainsi que je l'ai fait, comme un état de transition à travers lequel elle faisait passer l ' h u m a n i t é , pour la faire arriver à la perfection , en accordant aux hommes les libertés les plus étendues dont ils puissent jouir, et dans toutes les positions les reliant toujours par l'affection et la charité. Mais si on détruit la religion catholique chez un peuple, toutes les conséquences attachées à son existence s'écroulent avec elle; l'homme retombe forcément dans les conséquences de la loi naturelle, et dans un instant nous allons voir que l'esclavage est une conséquence directe de la loi naturelle, ainsi que l'exploitation de l'homme par l'homme. L'ancienne loi biblique pouvait reconnaître et r é -


239 gler l'esclavage, la loi nouvelle, loi de rédemption et d'amour, pouvait également le reconnaître , mais elles ne le considéraient que comme un état de transition, puisque par l'accomplissement de ces paroles : aimez-vous les uns les autres , aimez votre prochain comme vous-même,

en réalité l'esclavage,

ainsi que nous le comprenons, avait cessé de subsister pour faire place à la famille ; institution dont nous devons la destruction à la philosophie moderne, comme conséquence de la destruction des idées r e ligieuses. C'est donc à tort que certains philanthropes r e l i gieux s'élèvent contre la traite et l'esclavage ; car en étudiant cette question avec plus d'attention, ils auraient compris qu'il était impossible que l'esclavage fût en opposition à la volonté de Dieu et à celle du Christ, puisque Dieu a établi lui-même la loi qui devint la règle d'actions des maîtres et des esclaves ; puisque le Christ n'en a point ordonné la destruction, puisque ses apôtres l'ont défendu par les ordres qu'ils ont donnés aux maîtres et aux esclaves : ils auraient compris qu'il était un état de transition pour


240 faire passer l'humanité à la perfection ; ils auraient pu m ê m e , respectant la volonté de D i e u , le regarder comme une punition, et i l n'est pas étonnant pour l'homme religieux qu'une punition

atteigne

toutes les générations : le péché originel n'est-il pas là pour démontrer cette vérité ? Il résulte en outre de ces raisonnements que les philanthropes religieux commettent une grande faute, et méconnaissent entièrement l'esprit de la religion catholique en prêchant ou en soutenant la destruction de l'esclavage dans l'état actuel des idées r e l i gieuses ; car ils proposent réellement de mettre le pauvre ouvrier à la porte du logement qu'il occupe, avant de lui avoir préparé un autre asyle. Qu'ils s'occupent donc, avant tout, de rétablir la religion dans le cœur de l'homme, et, comme je l'ai d é m o n t r é , l a conséquence forcée de la l o i aimez-vous les uns les autres, sera l a destruction de l'esclavage par l'affection, et le rétablissement de l a famille, sans qu'il soit nécessaire de le demander.


LIVRE

CHAPITRE

VIII.

PREMIER.

Droit naturel et Droit positif.

C'est donc un courage bien rare que celui de l'intelligence? C'est donc un effort supérieur aux forces du grand nombre, que de prendre sa tête à deux mains, de poser une idée là, en face, debout et nue, à deux pas, et d'articuler sur elle un jugement tranché? Qu'avez-vous donc à vous informer pour la juger, pour l'accueillir et lui tendre la main, de la réception que les autres lui ont faite? Les autres!!! Il n'y a pour chaque homme qu'un juge, qu'une a u torité, c'est celle de sa propre intelligence. Je parle de l'homme qui pense. (Victor CONSIDÉRANT, Développement industriel.)

Soit que l'on considère l'homme comme créé par Dieu , ou que son organisation soit regardée comme une conséquence de l'organisation générale de l a m a t i è r e , nous voyons que les êtres qui font partie de l'espèce humaine, naissent inégaux en i n t e l l i gence et en force physique. 1.

16


242 De cette inégalité d'intelligence et de force physique , et de la p e n s é e , conséquence immédiate de l'organisation humaine, qui seule peut interpréter la loi naturelle, je vais conclure que la servitude et l'esclavage sont une conséquence forcée de l'organisation de l'homme. Je vais

d'abord

déterminer

avec

Justinien ,

Blakstone, Puffendorff, e t c . , la valeur des mots loi et droit ; ensuite je passerai à l'explication de la loi naturelle , car la plupart des erreurs viennent de ne pas avoir rigoureusement déterminé la valeur de ces mots. Selon Justinien, le droit naturel est celui que la nature enseigne à tous les animaux; i l n'est pas particulier au genre humain, mais commun à tous les animaux qui vivent dans l'air, sur la terre , et dans les eaux. E n parlant ainsi, Justinien a sans doute voulu parler du droit que tous les êtres animés ont d'agir pour conserver leur existence, et satisfaire leurs besoins ; sous ce rapport, les hommes et les a n i maux ont reçu la pensée qui leur fait comprendre la


243 loi naturelle , et l'action, créature de la pensée, est le droit naturel. Blakstone nous dit : « L a loi est une règle d'action qui s'applique indistinctement à toute créature a n i m é e , ou inanimée, raisonnable, ou irraisonnable , imposée par un supérieur à un inférieur. » Jérémie

Bentam définit

ainsi les mots loi et

droit : « L e mot droit de même que le mot loi ont deux sens, un sens propre et un sens m é t a phorique ; le droit proprement dit est la création de la loi proprement dite; les lois réelles donnent naissance aux droits r é e l s , le droit naturel est la créature

de la loi naturelle, c'est une métaphore

qui tire son origine d'une autre métaphore. » Après avoir parlé des lois en général, Montesquieu dit : « Avant toutes ces lois sont celles de la nature,

ainsi n o m m é e s , parce qu'elles dérivent

uniquement de notre être ; pour les bien connaître, i l faut considérer l'homme avant l'établissement des sociétés, les lois de la nature seront celles qu'il r e cevrait en pareil état. »


244 Dans ce chapitre, Montesquieu établît constamment que la loi est la source du droit. Merlin , dans son Répertoire

de Jurisprudence,

dit : « L e droit positif est celui qui est émané de la volonté du législateur. » Toullier nous dit : « L e mot loi dans son sens le plus étendu , signifie une règle d'action, c'est la règle que doivent suivre dans leurs actions tous les êtres a n i m é s , ou i n a n i m é s , raisonnables, ou i r r a i sonnables , le droit naturel n'est autre chose que la collection des lois naturelles. » J . Carmignani,

dans ses Eléments

de droit,

( R o m e , 4° édition , 1 8 2 9 ) , s'exprime, ainsi : « L e droit doit être considéré comme règle d'action, ou comme science ; dans le premier cas , ce n'est point autre chose que ce que prescrit la loi ; dans le s e cond , c'est la connaissance des lois. » Bertholini,

dans son Analyse de l'esprit des

lois, place également la loi naturelle avant le droit naturel, et prétend que la loi naturelle forme le droit des gens, le droit politique et le droit civil. Puffendorff

dans sa définition

de la l o i d i t :


245 « C'est une volonté d'un supérieur, par laquelle i l impose à ceux qui dépendent de l u i , l'obligation d'agir d'une certaine manière qu'il prescrit. » C'est en m'appuyant sur l'opinion de ces célèbres jurisconsultes, que je dis : L e droit divin est la créature de la loi divine, le droit naturel est la créature de la loi naturelle, et le droit positif est la créature de la loi positive; par c o n s é q u e n t , s'il n'existait ni loi divine, ni loi naturelle, ni loi positive, i l ne pourrait exister aucune espèce de droit, parce qu'il ne peut exister d'effet sans cause.


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